Nous, victimes d’attentats, dix ans à rechercher la vie
Le 13 novembre 2015, Yann était attablé avec des amis au restaurant parisien, Le Petit Cambodge. Dix ans plus tard, il continue de poser des mots sur ses souvenirs. Et cherche encore à agrandir ses « cercles d’empathie » pour résister face aux faiseurs de haine.
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© Dimitar DILKOFF / AFP
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Vendredi soir à Paris. Une soirée d’automne qui s’annonce insouciante et chaleureuse. Avec mes plus proches amis, nous nous attablons dans ce restaurant que nous connaissons bien. Notre voisin de table nous offre des chips aux crevettes. Il est venu manger rapidement au Petit Cambodge avant de rejoindre ses amis au bar d’en face, Le Carillon. Nos plats viennent d’être servis, nous passons d’un sujet à l’autre, nous rions.
Mon oreille se met en alerte. Je viens d’entendre des pneus crisser, de courtes interjections d’effroi, puis un pétard, deux, quatre, des dizaines en salves. Mes mains se posent sur les épaules de mon frère et de ma meilleure amie. Nous nous couchons au sol, en dépit de l’impression d’absurdité, dans ce restaurant bondé. Sur ce carrelage froid, nous sommes saisis par la stupeur. Une sorte de terreur paralysante, malgré un cerveau qui tourne à plein régime, mais dans un état réflexe où les pensées devancent la conscience.
Chaque seconde est habitée de sensations, de réflexions, d’efforts pour se convaincre qu’il ne se passe pas ce qui est en train de se passer. Je lève la tête. Ces étincelles sur le trottoir pourraient être l’œuvre d’enfants qui jouent avec des feux d’artifice… Mais une partie de moi sait, ou plutôt redoute, qu’il s’agit d’un attentat et que, de l’autre côté de la rue Bichat, des personnes viennent d’être froidement abattues à l’arme automatique… Puis le silence. À peine quelques mots marmonnés autour de moi : des prières, des jurons, des « c’est pas vrai ».
« L’horreur autour de nous »
Pourtant, c’est vrai. Après avoir tiré sur des dizaines de personnes à l’extérieur, l’un des terroristes se poste face à la baie vitrée du restaurant. Sur ce même trottoir, les enquêteurs retrouveront un chargeur de kalashnikov portant les traces d’ADN d’un homme que je me refuse à nommer.
Mais une partie de moi sait, ou plutôt redoute, qu’il s’agit d’un attentat.
Comment trois amis d’enfance d’un quartier de Bruxelles ont-ils pu se retrouver, ce soir-là, dans cette Seat noire, après avoir déployé tant d’efforts pour penser, organiser et perpétrer ces tueries de masse dans des quartiers où le vivre-ensemble prend tout son sens ? Français et étrangers, de toutes origines et de toutes confessions, tous sont visés, beaucoup sont tués, d’autres lourdement blessés, profondément marqués, traumatisés, des vies pliées en un avant et un après. Rien ne sera plus pareil.
Les vitres de notre restaurant explosent. Les balles, la douleur ignorée par notre esprit ou ressentie de manière aiguë, on y est : le maelström est sur nous. Un homme qui ne nous connaît pas est en train de tout faire pour nous tuer. Mon esprit essaie de s’échapper, mais notre amie est touchée de plusieurs balles. Elle voit le terroriste « arroser » l’intérieur du restaurant. Je suis touché, ainsi que mon frère, mais nous ne le savons pas encore. Il faut partir. Notre amie nous entraîne vers la cuisine où nous restons à couvert… Jusqu’à découvrir l’horreur autour de nous, puis bien au-delà…
« Nous sommes ensemble »
Dix ans. Dix ans de cycles traumatiques, plus ou moins espacés. Dix ans d’un temps qui avance alors que nous sommes encore un peu là-bas. Dix ans à rechercher la vie alors que nous sommes tellement habités par les morts. Et nous les comprenons ces morts, car nous l’avons un peu été, dans la potentialité, dans l’empathie, dans notre corps ou notre esprit.
Ce 13 novembre 2015, j’ai compris et vécu ce que tant de personnes endurent dans le monde.
Avant cet événement, je n’avais jamais vraiment saisi ce qu’était un trauma de guerre, ni un trauma collectif. Depuis, nous nous comprenons, tous ceux touchés les 13 et 18 novembre à Paris et à Saint-Denis. Nous sommes ensemble. Désormais, je me sens également proche de victimes d’autres attentats et même de victimes de guerre. Car on ne regarde pas d’où viennent les balles, les bombes, ou autres, quand nous sommes visés. Quelle est cette humanité qui croit ne pouvoir avancer qu’en exploitant les autres ou en se faisant entendre par la violence ? Et il y a bien des types de violence…
Ce 13 novembre 2015, j’ai compris et vécu ce que tant de personnes endurent dans le monde. Depuis, mes cercles d’empathie ne cessent de s’élargir. De mes amis, aux personnes blessées ou tuées sur « les terrasses », à Saint-Denis, au Bataclan, jusqu’à leurs proches…
Je me suis engagé à l’AfVT (Association française des victimes de terrorisme) dès 2017. J’y rencontre des personnes touchées par tous types d’attentats, connus ou ignorés. Nous témoignons dans des lycées, dans des collèges, dans des milieux dits difficiles, dans des prisons… À notre niveau, nous œuvrons pour contrecarrer ce que recherchent les penseurs d’actes terroristes : créer une scission dans la société en opposant les extrêmes, déstabiliser un pays, et, dans notre cas, attaquer ses valeurs. Car ce sont bien les valeurs humaines qui, depuis dix ans, me motivent à lutter contre la pesanteur, à rester à flot. Ça, et rien d’autre.
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