En Cisjordanie occupée, les oliviers pris pour cibles
Alors qu’Israël ne respecte pas le cessez-le-feu à Gaza, entré en vigueur le 10 octobre, la colonisation en Cisjordanie s’intensifie. Au moment de la récolte annuelle des olives, les paysans subissent les attaques violentes et répétées des colons, sous l’œil de l’armée israélienne.
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© Marius Jouanny
À l’heure précise de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu à Gaza, les champs d’oliviers de Beita se sont transformés en champ de bataille. Cette ville de 15 000 habitants située près de Naplouse, au nord de la Cisjordanie, est particulièrement exposée à la violence coloniale depuis qu’un avant-poste israélien s’y est installé en 2020. Après une mobilisation contre cette nouvelle colonie en 2021, dont le bilan est de treize morts palestiniens, trois adolescents ont été tués depuis octobre 2023, ainsi que la militante américano-turque Ayşenur Ezgi Eygi, abattue en septembre 2024 par un soldat israélien.
Le 10 octobre dernier, près d’une centaine de paysans et d’activistes palestiniens, de volontaires internationaux encadrés par des organisations palestiniennes, ainsi que plusieurs militants israéliens se sont rassemblés au petit matin pour entamer la traditionnelle récolte des olives, sur différentes collines à l’extérieur de la ville. Alors qu’un drone survole le cortège, l’ascension s’effectue dans l’appréhension : des colons ont déjà tabassé une famille plus tôt dans la matinée, comme en attestent des mouchoirs tachés de sang abandonnés sur le bord de la route.
Tandis que les uns commencent à récolter les olives à l’aide de râteaux en plastique, de bâtons et de secoueurs électriques, les autres restent sur la voie pour surveiller un groupe de colons rassemblé en haut de la colline. Mis à part une première confrontation écourtée par l’intervention de l’armée, la journée de travail avance sans encombre, rythmée par les distributions de café. Un travailleur du bâtiment, dont le frère est propriétaire d’une centaine d’oliviers, explique que la récolte nourrit leur famille tout au long de l’année.
Nous sommes nés sur cette terre et nous y resterons jusqu’à notre mort.
« Nous sommes nés sur cette terre et nous y resterons jusqu’à notre mort », déclare-t-il en portant son regard vers un groupe de femmes et d’enfants qui participent à la récolte. Mais, alors qu’on allume les feux de camp en vue de la pause déjeuner, la tension monte lorsque l’armée somme aux récolteurs de quitter une partie du champ. Soudain, des dizaines de colons cagoulés, dont certains sont armés de frondes et de gourdins, d’autres d’armes à feu, déferlent sur la colline d’en face. Profitant de leur position de surplomb, ils fondent sur plusieurs véhicules, dont une ambulance, pour les incendier, en bombardant de pierres les récolteurs, qui répliquent.
L’armée israélienne force ensuite les Palestiniens en première ligne à reculer, avec des jets de gaz lacrymogène et de grenades assourdissantes. En quelques minutes, les paysans quittent leurs champs en abandonnant sur place une partie de leur récolte. Au total, le ministère de la Santé palestinien a comptabilisé 36 blessés, dont un photojournaliste de l’AFP et deux personnes touchées par des balles. Une activiste israélienne témoigne de la blessure de son amie : « Cinq colons l’ont entourée en lui jetant des cailloux, jusqu’à lui fracturer le bras. »
Une récolte qui fait vivre 80 000 familles
Depuis le début du mois de récolte, le bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) a recensé 126 attaques de colons dans 70 villages, 112 Palestiniens blessés et 4 000 arbres vandalisés, tandis qu’en 2022 il recensait 38 attaques sur la même période. Dans ce contexte explosif, l’armée israélienne dirige un système de « coordination » contraignant les paysans de certaines zones à demander une autorisation pour effectuer leur récolte.
Officiellement, cette procédure a été mise en place pour protéger les Palestiniens des colons, mais elle sert en réalité à restreindre l’accès des paysans à leurs terres. Ceux du village de Yabrud, par exemple, n’ont pu être autorisés à se rendre dans leurs champs qu’entre le 20 et le 22 octobre.
En hausse depuis le début de la guerre à Gaza, cette répression conjointe des colons et de l’armée a des conséquences matérielles sur l’agriculture palestinienne : en 2024, 3 500 hectares d’oliveraies sont restés inaccessibles, occasionnant 8,5 millions de dollars de pertes directes dans un secteur économique vital pour la Cisjordanie. Il existe au total 8 millions d’oliviers dans la région, qui donnent jusqu’à 25 000 tonnes d’huile par an et assurent la subsistance d’environ 80 000 familles, selon les Nations unies.
Les oliviers revêtent en outre une valeur symbolique forte dans la culture palestinienne. L’expression « Al-Ouna » désigne une tradition ancestrale d’entraide communautaire au moment de la récolte. Celle-ci s’effectue la plupart du temps dans un cadre familial, sans la présence d’activistes ou de la presse. Les persécutions qui constituent le lot quotidien des paysans palestiniens durant cette période restent le plus souvent perpétrées dans le silence médiatique.
Recrudescence des agressions coloniales
Situé à une vingtaine de kilomètres de Beita, le village de Burin subit aussi la présence des colons et de l’armée, notamment à cause de sa proximité avec la colonie de Yitzhar, connue pour son extrémisme et ses actes de vandalisme. Ahmad organise tout au long du mois d’octobre la récolte de ses centaines d’arbres avec des amis, des ouvriers agricoles et quelques volontaires internationaux venant l’aider pendant plusieurs jours. Ce 12 octobre, il demande à ces derniers de trier les meilleures olives, qui seront vendues comme fruits de table, tandis que les autres seront transformées en huile.
J’utilisais auparavant une machine qui secoue l’arbre. Mais, l’année dernière, l’armée m’a confisqué cet équipement.
Ahmad
Le paysan supervise le travail avec un regard inquiet, porté vers une colonie et un avant-poste qui encerclent son champ au sommet de deux montagnes. Ahmad raconte que des colons se sont déjà approprié ses récoltes en fin de journée pour les détruire, en refusant qu’on parle trop fort ou que des photos soient prises en direction des colonies. « Plutôt que de récolter à la main, j’utilisais auparavant une machine qui secoue l’arbre. Mais, l’année dernière, l’armée m’a confisqué cet équipement. Il m’en reste une deuxième, que je n’ose plus utiliser près des colonies », explique-t-il.
Lors d’un moment de relâchement, il ramène ses deux petites filles pour participer à la récolte. Alors que le groupe s’aventure vers des arbres plus en hauteur, des colons armés apparaissent au loin en quad. On se dépêche alors de réunir les olives tombées des arbres pour les transporter en bas de la pente, avant de les charger sur un camion qui ne tarde pas à partir. Ahmad est soulagé d’avoir évité la confrontation, mais la journée de travail a dû être écourtée. Les jours suivants, les descentes de l’armée israélienne à Burin lui compliquent davantage la tâche, jusqu’à ce que les champs alentour soient déclarés zone militaire.
En s’appuyant sur cette disposition juridique, la police israélienne arrête deux paysans et 32 volontaires internationaux le 16 octobre dans le jardin d’un paysan voisin, avant d’expulser ces derniers du territoire après cinq jours de détention. Cette recrudescence des agressions coloniales se déroule à un moment crucial pour les territoires occupés de Palestine. Le Parlement israélien a voté le 22 octobre deux lois entérinant leur annexion, tandis qu’en août le ministre Bezalel Smotrich a annoncé la mise en place du projet d’extension colonial E1, visant à couper la Cisjordanie en deux.
Nous allons souffrir davantage, mais nous sommes prêts à cela. La colonisation ne peut réussir.
tarek
L’activiste palestinien Tarek, membre d’une coopérative agricole à Burin, se prépare au pire : « Avec le cessez-le-feu à Gaza, le gouvernement israélien va pouvoir concentrer toutes ses forces et son attention sur la Cisjordanie. Nous faisons face à la fois aux colons et à l’armée, et l’autorité palestinienne ne fait rien. » De fait, l’accaparement des terres palestiniennes par Israël s’appuie déjà sur certaines lois, comme celle de 1979 permettant de déclarer « terres d’État » les champs non cultivés depuis trois ou dix ans, selon les modes de propriété, ce qui fut le cas pour plus de 1 000 hectares en 2024 d’après l’ONG Kerem Navot.
« Les colons obtiennent des champs et construisent des avant-postes agricoles. Ils tentent de montrer à la communauté internationale qu’ils sont les vrais possédants de la terre, déplore Tarek, avant de se ressaisir. Nous allons souffrir davantage, mais nous sommes prêts à cela. La colonisation ne peut réussir. »
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