Derrière les stratégies budgétaires, les gauches à l’ombre de la scission

À gauche, les divisions stratégiques sur l’examen du budget éteignent peut-être les derniers espoirs d’une union pour les municipales, la présidentielle ou en cas de législatives anticipées.

Lucas Sarafian  et  William Jean  • 16 décembre 2025
Partager :
Derrière les stratégies budgétaires, les gauches à l’ombre de la scission
Le premier ministre Sébastien Lecornu, le 10 décembre 2025, à l'Assemblée nationale.
© JULIEN DE ROSA / AFP

L’amour ouf. Sur la grande scène des Docks d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), Jean-Luc Mélenchon prend la parole. Costume gris et cravate rouge, le tribun insoumis lance gravement : « Mon expérience du combat politique me fait mesurer la profondeur historique de ce que nous sommes en train de réaliser. » C’était le 7 mai 2022, jour de la convention officielle qui lance la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes). Une éternité.

Dans son discours, le triple candidat à la présidentielle acte cette alliance inédite entre les insoumis, les écologistes, les communistes et, surtout, les socialistes, son ancienne famille politique qu’il a quittée avec fracas le 7 novembre 2008, au lendemain du congrès de Reims. Près de 14 ans plus tard, l’ex-sénateur socialiste et ministre sous Lionel Jospin scelle la réconciliation : « Il aura fallu que le fil se perde et qu’il faille le tisser de nouveau. » Aujourd’hui, ce fil s’est de nouveau perdu.

Les socialistes ont acté un changement d’alliance et ont décidé de rejoindre la Macronie.

A. Le Coq

Il s’est certainement égaré dans les couloirs de l’Assemblée nationale. Le cœur du problème ? Le budget de la Sécurité sociale, adopté grâce aux voix socialistes. Une position qui hérisse les mélenchonistes. Pour le député La France insoumise (LFI) Aurélien Le Coq, « les socialistes ont, de fait, acté un changement d’alliance et ont décidé de rejoindre la Macronie ». Depuis des semaines, les roses font tout pour négocier avec le gouvernement de Sébastien Lecornu, après avoir épargné de nombreuses fois François Bayrou. Mais jamais, ils n’étaient allés jusqu’à voter le budget d’un gouvernement macroniste.

C’en est trop pour les insoumis qui voient dans ce geste une énième trahison. « Le PS décide d’accorder sa confiance au gouvernement sur un budget horrible, lâche Anaïs Belouassa-Cherifi, députée LFI et candidate pour les municipales à Lyon. Pendant des semaines, ils dénoncent les fermetures de lit, le déremboursement des médicaments et le contournement du dispositif de l’ALD (1). Et à la fin, ils votent pour. Ça n’a pas de cohérence. »

1

Affection longue durée.

Sur le même sujet : Budget : le renoncement socialiste

Magistère moral

Face à ces attaques, Boris Vallaud regarde ailleurs. Il se réfère à l’histoire. Léon Blum n’a-t-il pas été vivement critiqué alors qu’il défendait la semaine de 40 heures et les congés payés ? « Je reste relax, dit le Landais. Je n’oublie jamais les raisons de me battre, ni les hommes et les femmes pour lesquels je me bats, que je croise toutes les semaines dans ma circonscription. C’est la seule chose qui me détermine. » Le patron des députés socialistes considère avoir fait œuvre utile en obtenant ce compromis que les Français, croit-il, espéraient tant.

Le PS décide d’accorder sa confiance au gouvernement sur un budget horrible.

A. Belouassa-Cherifi

Les roses sont persuadés que le « momentum » est de leur côté : ce sont leurs voix qui ont permis d’arracher à ce gouvernement macroniste un décalage de la réforme des retraites ou le renoncement sur les franchises médicales. Les voilà de retour au cœur du jeu, le Parti socialiste (PS) retrouve de l’air et s’extirpe du magistère moral qu’imposait Jean-Luc Mélenchon au reste de la gauche.

Sur le même sujet : Dossier : Municipales : PS-LFI, le champ de bataille

Face aux insoumis, les socialistes veulent aussi rendre les coups. Dans Libération, Olivier Faure sort les griffes : « Qui trahit ? Ceux qui cherchent des compromis pour épargner les classes moyenne et populaire ou ceux qui votent contre la suspension de la réforme des retraites ? Ceux qui rendent sa place au Parlement ou ceux qui ont basculé dans le présidentialisme, oubliant la promesse d’une VIe République ? »

Mais le premier secrétaire du PS depuis plus de sept ans ne veut pas non plus couper les ponts avec la Mélenchonie. Et notamment en cas de risque de victoire de la droite et de l’extrême droite aux prochaines municipales : « Je suis prêt à m’allier au second tour avec tous ceux qui se reconnaissent dans la République. Et il est évident pour moi que LFI, par son histoire, ses valeurs, est du côté des républicains. »

Tout Politis dans votre boîte email avec nos newsletters !

Les mélenchonistes ne l’entendent pas de cette oreille. Pour eux, la stratégie budgétaire des roses est loin d’être anodine. Car voter le budget macroniste, c’est s’exclure d’une logique unitaire à gauche. Et les insoumis – qui voient ces municipales comme un tremplin pour la présidentielle – veulent en profiter. Le député Gabriel Amard l’affirme : « C’est au peuple de trancher entre deux lignes au premier tour. Et quant à nous, nous tendrons la main au second. C’est le PS qui a dit : “Pas d’alliance ni au premier ni au second avec LFI.” Alors si les gens veulent l’union, ils doivent voter LFI au premier tour. »

Porte-parole des députés PS, Romain Eskenazi répond : « Les insoumis ont une stratégie de conquête locale indépendante de notre vote sur le PLFSS (2). Ils sont contre nous partout et ils l’ont décidé il y a longtemps. »

2

Projet de loi de financement de la Sécurité sociale.

Après ces tensions parlementaires, les socialistes ne sont pas vraiment tentés de toper avec les insoumis en cas de législatives anticipées.

Tensions parlementaires

Mais les insoumis font une autre analyse : le congrès des socialistes ne serait, en réalité, pas tout à fait réglé. Dans le camp Mélenchon, la stratégie du compromis portée par Olivier Faure lui permettrait d’occuper un espace social-démocrate en vue de la prochaine présidentielle et, surtout, d’empêcher l’aile droite de son parti de se carapater chez Place publique, la petite écurie de Raphaël Glucksmann.

Au regard de cette situation, quel est l’intérêt des insoumis à se battre pour maintenir des liens avec un parti qui n’a pas fixé sa ligne et qui pourrait, encore une fois, ne pas respecter le programme qu’il a signé ? « J’ai cru que la Nupes et le NFP était un engagement sincère pour toutes leurs composantes. Mais soit le PS n’arrive pas à régler ses problèmes internes, soit ils n’ont jamais cru aux programmes qu’ils avaient signés, réfléchit un député LFI. J’espérais que le PS ferait son aggiornamento, qu’il rompe avec l’histoire déshonorante du hollandisme. Mais ce n’est pas le cas. Et la gauche le paye. »

Sur le même sujet : Jean-Luc Mélenchon : « Nous sommes les plus forts à gauche »

Après ces tensions parlementaires, les socialistes ne sont pas vraiment tentés de toper avec les insoumis en cas de législatives anticipées. Mais leur position était déjà décidée bien avant le mélodrame budgétaire. « Je ne sais pas ce qui pourrait se passer. Mais il n’y aura pas d’accord comme celui signé en 2024. Nous avons une divergence sur la manière de faire de la politique avec les insoumis. Mais ça ne veut pas dire que tout est tout blanc ou tout noir, nuance Jonathan Kienzlen, membre de la direction du PS. Il faut être logique : nous sommes en train de défendre une primaire de la gauche non-mélenchoniste, donc il faut renforcer ce périmètre. »

Ce procès en traitrise ne parle qu’à leurs militants. Ça ne rend pas vraiment les relations avec les insoumis pires qu’elles ne le sont déjà.

R. Eskenazi

Au fond, si les divisions stratégiques autour du budget ne font bouger aucune ligne, elles ne font que conforter les insoumis comme les socialistes dans leurs choix respectifs. La fracture s’aggrave. « Ils nous traitent de vendus, de traîtres. Mais ce procès en traitrise ne parle qu’à leurs militants. Ça ne rend pas vraiment les relations avec les insoumis pires qu’elles ne le sont déjà », admet le député PS Romain Eskenazi. « Dans l’affrontement direct avec l’extrême droite qui a commencé, les socialistes ont choisi la division et le macronisme. Ils en répondront devant leurs électeurs », assure le député LFI Aurélien Le Coq.

Casques bleus

Plus unitaire que jamais, l’ex-insoumis Hendrik Davi est inquiet : « Les appareils sont résilients. LFI a fait la Nupes puis le NFP alors que la situation était complexe. Et le PS l’a fait aussi. Mais cette situation divise surtout l’électorat de gauche. Sur le terrain, je le sens, on entend : “Le PS a encore trahi.” Tout ce débat réactive la scission de la gauche qui existe depuis 2005 entre l’accompagnement et la rupture. Et l’électorat se fracture. » Au milieu de cette guerre des gauches, peu se montrent optimistes.

L’eurodéputé et ex-patron des Écologistes David Cormand fait partie de ces rares exceptions : « Si on regarde ce que proposaient les composantes pour le programme du NFP, il y a un accord sur le fond. Il y a accord sur ce que nous ferions au pouvoir. Les gauches et l’écologie n’ont jamais été autant compatibles. Après, les choix des uns et des autres dans la situation actuelle, c’est autre chose. »

Sur le même sujet : Comment la droite du PS a torpillé l’union de la gauche

Entre les insoumis et les socialistes, les verts continuent à jouer les casques bleus. Et ils ont même une solution : la primaire. Selon eux, les divisions budgétaires ne fragilisent pas le processus qu’ils défendent. Au contraire. À l’occasion du lancement de la consultation nationale sur le socle programmatique de son parti, la patronne des Écologistes Marine Tondelier lance : « Tous ceux que j’entends parler de leur position sur le PLFSS ou fustigent celles des autres, je leur dis : “Venez à la primaire, les électeurs tranchent, après, on gagne.” »

Ils veulent ménager la chèvre et le chou. Mais on n’est pas dans une cour d’école.

A. Belouassa-Cherifi

Mais la recette miracle se heurte à trois obstacles : Raphaël Glucksmann, l’aile droite du PS qui ne veut pas entendre parler de ce mode de désignation et, surtout, Jean-Luc Mélenchon. Rappelant l’abstention des écolos sur le PLFSS, les insoumis ne semblent pas vraiment vouloir changer d’avis. « Leur abstention, c’est symptomatique de leur positionnement. Ils veulent ménager la chèvre et le chou. Mais on n’est pas dans une cour d’école. On est élus sur un programme et avec des principes », soutient la mélenchoniste Anaïs Belouassa-Cherifi. Les tranchées se creusent.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don