À la frontière franco-britannique, la parade de l’extrême droite, entre associations inquiètes et forces de l’ordre passives
Sur la plage de Gravelines, lieu de départ de small boats vers l’Angleterre, des militants d’extrême droite britannique se sont ajoutés vendredi 5 décembre matin aux forces de l’ordre et observateurs associatifs. Une action de propagande dans un contexte d’intimidations de l’extrême droite. Reportage.

© Maxime Sirvins
Des policiers dans les dunes bordant la plage cherchent à l’aide de lampes torches des personnes exilées qui s’apprêteraient à traverser la Manche. Vendredi 5 décembre, à 6 heures 30 du matin, la lune est encore haute. « Quatre départs ont été avortés cette nuit, bien avant la mer » précise un des policiers. Sur la plage de Gravelines, à une vingtaine de kilomètres de Calais, le 4×4 de la police nationale est surmonté de fortes lumières. « C’est les Anglais qui ont financé », précise l’un des policiers au sujet du véhicule, « ils ont beaucoup de moyens ».
Les réacteurs de la centrale nucléaires de Gravelines se découpent dans la nuit. Deux heures plus tôt, Ryan Bridge et Daniel Thomas, figures de Raise the colours (Hissez les drapeaux), mouvement d’extrême droite anglais, et un autre activiste, s’y filmaient, déterminés à « chasser des migrants ». Ils se sont donné pour mission de « stop the boats ». Traduction : « arrêter les bateaux ». Ces dernières semaines, le mouvement a fait une communication massive sur les réseaux sociaux et monté une cagnotte en ligne devant servir à acheter notamment drones et gilets pare-lame.
Depuis début 2025, près de 40 000 personnes ont traversé la Manche dans des small boats.
Ils ont aussi annoncé recruter du monde pour ce qui s’apparente à une milice. Fin novembre, ils annonçaient le lancement de « l’opération Overlord », en référence au débarquement allié en Normandie, promettant « la plus grande opération jamais réalisée en France ».
Gravelines, un lieu de passage encore très emprunté
Pour l’heure, les trois hommes de la vidéos sont partis. Tout semble figé. L’aube rose transparaît dans les vaguelettes d’eau laissée par la marée sur le sable. Un drone, un hélicoptère et des mouettes survolent la plage. Au-dessus de la mer stagne un filet de vapeur, venu de la centrale nucléaire. Le tout-terrain des CRS continue de patrouiller. De l’autre côté, sur la jetée, deux militantes de l’association Utopia 56 observent ce qui se passe, à l’aide de jumelles.
Elles sont arrivées à 7 heures du matin. Si les forces de l’ordre, Utopia 56 et les militants d’extrême droite se sont rendus sur la plage ce matin, c’est que ce vendredi est la première « fenêtre » depuis deux semaines. Cela veut dire que la météo est bonne, pas trop de pluie, pas trop de vent : un temps propice aux départs de small boats (petits bateaux).
Depuis début 2025, près de 40 000 personnes ont traversé la Manche dans ces embarcations. Au fil de la militarisation de la frontière, leurs départs s’étendent jusqu’à la Normandie. Mais Gravelines reste un passage encore très utilisé pour les départs, qui condense ce qu’on peut observer le long de la frontière. C’est près de la jetée, dans le canal de Gravelines qui mène à la mer, que Jumaa al-Hassan, un homme syrien, est décédé en mars 2024.
Pour échapper au gaz de la police, il avait sauté dans le canal et s’était noyé, ne sachant pas nager. Utopia 56 avait porté plainte pour homicide involontaire et omission de porter secours. En septembre, le corps d’une personne d’une vingtaine d’années a été découvert au même endroit. En novembre, la section lilloise du collectif d’extrême droite Némésis s’était, elle aussi, rendue sur cette plage.
Ce qui fait mal, c’est quand il y a des gosses.
Au lever du jour, la silhouette de deux hommes fusils sur l’épaule, et de leur chien, est apparue. Les deux gaillards en treillis chassent « de la grive, du canard, un peu de tout ». Non loin de là, deux agents de propreté de la mairie de Gravelines. Ce matin encore, ils ont retrouvé et ramassé un zodiac. L’un a grandi ici, l’autre à Calais. « Merci Sarkozy » dit l’un d’eux ironiquement en se référant aux accords du Touquet signé en 2003 entre la France et le Royaume Uni.
Ce qui se joue à la frontière est désormais entré dans leur quotidien, leurs collègues nettoient les campements où vivent les personnes exilées. « Ce qui fait mal, c’est quand il y a des gosses », soupirent-ils. Ils en ont vu il y a peu de temps, sur le chemin boueux qui mène à la plage. Ils répètent une fake news répandue sur les réseaux sociaux et les chaînes d’extrême droite : les migrants gagneraient 40 euros par jour, alors que eux sont payés 1 300 et que la retraite, « c’est pas pour tout de suite ». « Attention, on n’est pas racistes », tient à préciser l’un des hommes.
Ce qui les chagrine, « c’est les bois qui ont disparu », rasés par les autorités « pour mieux voir les migrants ». Avant, ils pouvaient s’y « balader avec les gosses ». « Et après on parle d’écologie », dit l’autre en haussant les épaules. Récemment, ils ont vu apparaître de nouvelles barrières, comme une près du terrain de tennis, ou une autre au niveau de la voie ferrée. Eux aussi ont entendu parler de l’extrême droite.
Leur responsable aurait porté plainte après la diffusion contre son gré d’une vidéo par des militants anglais. Il faut dire que Raise the colours, fondé cet été au Royaume Uni, s’y connaît en communication. La moindre de leur action est filmée, diffusée en direct (live) sur leur compte Facebook déjà suivi par 180 000 personnes.
La présence de l’extrême droite britannique s’intensifie
C’est un peu avant 10 heures qu’apparaissent sur leur direct trois bateaux de la gendarmerie maritime. Les membres d’Utopia 56 viennent elles-mêmes de voir les navires qui semblent s’inscrire dans la toute nouvelle doctrine d’interception des small boats. Jumelles sorties, elles guettent : les militants d’extrême droite sont tout proches, au bout de la jetée. Ils sont trois et s’apprêtent à descendre sur la plage.
La menace de l’extrême droite britannique sur les côtes françaises est réapparue à l’été 2024, alors que des émeutes racistes avaient lieu en Angleterre suite à un meurtre de trois enfants, que l’extrême droite avait faussement attribué à un demandeur d’asile. Le militant d’extrême droite Alan Legget, alias Active Patriot, avait appelé à ce que « trois voitures pleines de patriotes » fassent une expédition punitive dans les lieux de vie de personnes exilées dans le Nord de la France.
Cet été, le même s’était targué de mener des patrouilles de surveillance sur les plages pour empêcher les bateaux de prendre la mer. Nick Tenconi et des militants d’UKIP, le parti d’extrême droite britannique, étaient venus eux aussi à Calais en scandant le slogan : « You shall not pass » (« Vous ne passerez pas »).
Après l’annonce de l’opération « Overlord », L’Auberge des migrants, association présente à la frontière, avait alerté les autorités en reprenant les différents signalements déjà réalisés au sujet de l’extrême droite. Ils évoquaient l’agression d’un groupe de personnes exilées fin septembre, le sac d’excréments déposé devant l’entrepôt des associations à Calais, des croix gammées taguées début octobre sur une cuve d’eau mise à disposition des exilés par un collectif, et, entre autres, la présence de patrouilles d’extrême droite…
On a l’impression que les seules informations qu’ils ont sur l’extrême droite viennent de nos signalements.
Angèle V.
« Le problème c’est qu’on a l’impression que les seules informations qu’ils ont sur l’extrême droite viennent de nos signalements et qu’il n’y a aucune réponse politique », explique Angèle V. co-coordinatrice de l’antenne d’Utopia 56 à Calais. « L’annonce d’une nouvelle opération […] visant à « dominer les plages »[…] fait peser un risque immédiat sur la sécurité des personnes présentes sur le littoral et l’ordre public » écrivait L’Auberge des migrants en alertant les autorités.
« Nous vous demandons en conséquence de concentrer les moyens de l’État sur l’arrêt de ces groupes à la frontière, afin qu’ils ne puissent pas pénétrer sur le territoire français pour y mener des actions dont l’objectif explicite est de terroriser les personnes exilées et celles qui les soutiennent. » Ce vendredi, quand Laura et Angèle, alertent le CRS, sur la présence des militants d’extrême droite qui se sont mis à longer la plage, le conducteur du camion semble découvrir l’information.
Des gendarmes rencontrés par Politis près d’une plage voisine vers 5 h 30 du matin eux non plus n’avaient « aucune idée » de la présence de l’extrême droite sur le littoral. « Ils n’ont rien à faire là », avaient-ils ajouté.
Propagande
Le conducteur du camion prévient sa hiérarchie. Quelques minutes après, les trois militants d’extrême droite et la patrouille de CRS, avertie par radio, arrivent à la même hauteur. Ryan Bridge, toujours en live, ne cesse de beugler sur les journalistes qui arrivent aussi, persuadés de s’adresser à des ONG. Il les insulte de « little piece of ratshit » (« petits merdeux »). Le plus jeune des trois semble à peine majeur. Il ouvre son sweat avec toute la virilité dont il semble capable et montre son t-shirt avec le nom du mouvement.
« On paye les Français 800 millions de pounds par an et ils ne font rien » dit-il en parlant de la police, juste à côté d’eux. Ils ne semblent pas d’accord entre eux quant au fait de répondre aux questions devant la police. L’un deux décide que non : ils se mettent à courir vers les dunes pour prendre la fuite et embarquer dans une BMW bleu vif. « Je ne veux pas être arrêté », dit-il toujours en direct, alors que la police, qui n’a déjà pas contrôlé leurs identités, n’entreprend pas davantage de leur courir après.
« On ne peut pas contrôler toutes les personnes qui se promènent sur la plage », lâche l’un des CRS, une centaine de mètres derrière. Les militants d’extrême droite répètent leur propagande. « Beaucoup de patriotes anglais vont venir. On aurait dû commencer il y a 20 ans, quand tout ça a commencé. » Des centaines de personnes suivent leur live, certains commentent : « Please stay safe we need you » (« S’il vous plaît, restez en sécurité, on a besoin de vous ») ou encore « more of us need to do this » (« on doit être plus nombreux à faire ça »).
Un peu plus tard, après avoir filmé des campements de personnes exilées et des associatifs, les militants d’extrême droite reviennent sur la plage. Ils se mettent en scène dans les dunes près d’un canot dégonflé. « BATEAU DE MIGRANT détruit. Mission accomplie », disent-ils sur leurs réseaux, agrémentant le message d’un drapeau du Royaume-Uni et d’une croix de Saint-Georges anglaise. En réalité, ce zodiac que devaient utiliser les personnes exilées a été arrêté par les policiers français avant de prendre la mer.
Autour des carcasses de canots sont éparpillées sur le sable et les hautes herbes des dunes une paire de gants, une chaussure esseulée, quelques duvets. Dans l’après-midi, les palets de lacrymo lancés par la police, certains à la main, d’autres avec des lance-grenades, sentent encore le gaz. Cette nuit-là, pour les forces de l’ordre comme pour les associations, aucun small boat ne semble avoir pris le large.
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