Au nom de tous ceux qui ont mal quelque part

Au nom de tous ceux qui ont mal quelque part

Christine Tréguier  • 5 novembre 2014
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Au nom de tous ceux qui ont mal quelque part
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- Texte intégral du discours de Thomas Sankara devant l’assemblée générale de l’ONU http://www.thomassankara.net/spip.php?article285
Photo : AFP PHOTO / DOMINIQUE FAGET / ALEXANDER JOE

Illustration - Au nom de tous ceux qui ont mal quelque part

https://www.youtube.com/watch?v=5fHIi2mSpMs

Après quelques jours d’émeutes , un coup d’État militaire larvé et un ancien chef d’État démissionnaire réfugié en Côte d’Ivoire, la situation politique au Burkina Faso reste pour le moins confuse. On avait un Président, Blaise Compaoré, en exercice depuis 27 ans, arrivé au pouvoir en 1991 à l’issue d’un putsch où son camp avait liquidé son ex-compagnon de révolution, le jeune Président Thomas Sankara. Il a déjà modifié la Constitution deux fois pour être réélu et annoncé son intention de la modifier à nouveau pour briguer un cinquième mandat. Mais trois jours de blocage du pays par les militants d’opposition l’ont finalement amené à se déclarer démissionnaire et à quitter le pays pour se réfugier en Côte d’Ivoire.

On a désormais deux chefs d’État intérimaires : le chef d’état-major des armées, le général Honoré Traoré, qui dit assumer cette fonction « conformément aux dispositions constitutionnelles » . La Constitution du pays prévoit que ce soit le président de l’Assemblée nationale qui prenne le relais, mais l’Assemblée a été dissoute la veille par… Traoré. Le second prétendant autoproclamé est le colonel Isaac Zida, numéro 2 de la garde présidentielle, qui, avec un groupe de jeunes officiers, a annoncé de son côté la « suspension » de la Constitution, la mise en place d’un couvre-feu et la fermeture des frontières aériennes et terrestres. Il promet à la jeunesse que « ses aspirations au changement démocratique ne seront ni trahies ni déçues  » .À ces deux intérimaires en chef, vient se greffer un candidat présidentiel putatif, le général en retraite Kouamé Lougué, réclamé par les contestataires qui semblent apprécier son parcours : limogé en 2004 parce que soupçonné d’être impliqué dans une tentative de renversement de Blaise Compaoré.

Le pays renoue donc avec sa longue tradition de putschs militaires, et on a le sentiment que l’histoire patine encore et toujours, au Burkina comme ailleurs. Il suffit pour s’en convaincre de relire le discours fameux de Thomas Sankara devant la tribune des Nations unies, le 4 octobre 1984. Le jeune Président révolutionnaire de la Haute-Volta, rebaptisée Burkina Faso, pays des hommes intègres, y dénonçait les «  trafiquants politiques » et les « exploiteurs économiques » issus de l’ « arrière-monde d’un Occident repu » . « J e n e parle pas seulement au nom du Burkina Faso tant aimé, mais également au nom de tous ceux qui ont mal quelque part» , disait-il.

*«Je parle au nom de ces millions d’êtres qui sont dans les ghettos parce qu’ils ont la peau noire ou qu’ils sont de culture différente et bénéficient d’un statut à peine supérieur à celui d’un animal. Je souffre au nom des Indiens massacrés, écrasés, humiliés et confinés depuis des siècles dans des réserves afin qu’ils n’aspirent à aucun droit et que leur culture ne puisse s’enrichir en convolant en noces heureuses au contact d’autres cultures, y compris celle de l’envahisseur.

Je m’exclame au nom des chômeurs d’un système structurellement injuste et conjoncturellement désaxé, réduits à ne percevoir de la vie que le reflet de celle des plus nantis.*

Je parle au nom des femmes du monde entier, qui souffrent d’un système d’exploitation imposé par les mâles.  […] Je parle au nom des mères de nos pays démunis, qui voient mourir leurs enfants de paludisme ou de diarrhée, ignorant qu’il existe pour les sauver des moyens simples que la science des multinationales ne leur offre pas. […] *Je parle aussi au nom de l’enfant. L’enfant du pauvre, qui a faim et qui louche furtivement vers l’abondance amoncelée dans une boutique pour riches. La boutique protégée par une vitre épaisse. La vitre défendue par une grille infranchissable. Et la grille gardée par un policier casqué, ganté et armé de matraque. Ce policier, placé là par le père d’un autre enfant qui viendra se servir, ou plutôt se faire servir, parce que représentant toutes les garanties de représentativité et de normes capitalistiques du système.

Je parle au nom des artistes (poètes, peintres, sculpteur, musiciens, acteurs), hommes de bien qui voient leur art se prostituer pour l’alchimie des prestidigitations du show-business.

Je crie au nom des journalistes qui sont réduits soit au silence, soit au mensonge pour ne pas subir les dures lois du chômage.

Je proteste au nom des sportifs du monde entier, dont les muscles sont exploités par les systèmes politiques ou les négociants de l’esclavage moderne.*
[…] 

Enfin, je veux m’indigner en pensant aux Palestiniens qu’une humanité inhumaine a choisi de substituer à un autre peuple, hier encore martyrisé.  […] *Aux côtés de mes frères soldats de l’Iran et de l’Irak, qui meurent dans une guerre fratricide et suicidaire, je veux également me sentir proche des camarades du Nicaragua dont les ports sont minés, les villes bombardées et qui, malgré tout, affrontent avec courage et lucidité leur destin. Je souffre avec tous ceux qui, en Amérique latine, souffrent de la mainmise impérialiste.

Je veux être aux côtés des peuples afghan et irlandais, aux côtés des peuples de Grenade et du Timor oriental, chacun à la recherche d’un bonheur dicté par la dignité et les lois de sa culture.*

[…]  Je me fais le porte-voix de tous ceux qui cherchent vainement dans quel forum de ce monde ils peuvent se faire entendre. Oui, je veux donc parler au nom de tous les “laissés-pour-compte” parce que “je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger”.»

Il n’y aurait qu’à ajouter quelques noms pour actualiser son texte. Mais où sont aujourd’hui les Sankara qui montent à la tribune pour défendre les victimes et obliger les instances internationales à empêcher les bourreaux d’agir ?

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Temps de lecture : 5 minutes
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