L’anti-de Gaulle

Denis Sieffert  • 3 avril 2008 abonné·es

Au moment où l’on célèbre Mai 68, il ne serait pas raisonnable ­ surtout dans ce journal ­ de louer exagérément de Gaulle et le gaullisme. Nous n’avons rien oublié de sa part d’ombre. Mais une partie de son héritage au moins mérite nos égards. Grâce à lui, nous nous sommes tenus pendant une bonne quarantaine d’années hors de la sphère d’influence américaine. Nous en étions sortis, non d’ailleurs sans brutalité, un certain 7 mars 1966. C’est par voie d’ambassade, et sans ménagement, que le général a fait savoir au président américain, Lyndon Johnson, que la France se retirait du commandement intégré de l’Otan. Un an plus tard, toutes les bases américaines sur le sol français étaient fermées. Puis, c’est le grand discours de Phnom Penh, qui sonne comme un défi à l’empire englué dans la guerre du Vietnam. Certes, les motivations étaient de leur temps. Le culte de l’indépendance n’était pas exempt d’un lyrisme national lourd, lui aussi, de périls dans notre relation au monde. Mais, quoi qu’il en soit, l’indépendance est toujours bonne à prendre. On l’aura compris, cette brève évocation historique n’est pas sans rapport avec l’actualité. À l’heure où vous lisez ces lignes, un président français s’apprête, lui, à brader ce qu’il y avait de plus précieux dans l’héritage gaullien. Depuis Bucarest, où il participe à un sommet de l’Otan, il va nous expliquer le pourquoi de ce subit rapprochement fusionnel avec l’hyperpuissance américaine.

Il est patent que Nicolas Sarkozy voue une admiration quasi juvénile à une certaine Amérique. Il emprunte au cow-boy George Bush jusqu’à ses mimiques les plus triviales, et un penchant excessif pour la familiarité. Il a comme lui le culte de la force, un goût prononcé pour une morale simpliste, un mépris profond pour les réalités sociales. Tout cela, nous l’avons pressenti dès la campagne électorale. Nous voici au moment du passage à l’acte, à l’instant de la dissolution politico-culturelle dans l’univers anglo-saxon. Comme il convient, le retour dans l’Otan a été préparé depuis Londres. C’est au Premier ministre britannique, Gordon Brown, que Nicolas Sarkozy a annoncé l’envoi de mille soldats supplémentaires en Afghanistan, obtempérant ainsi à l’ordre américain. Ce n’est pas le Parlement français qui en a eu la primeur ; celui-ci n’a eu droit qu’à un débat improvisé et privé de vote. Pourtant, plonger un peu plus encore notre armée dans une guerre vécue par tout un peuple comme une occupation n’est pas anodin. D’autant qu’il ne s’agit pas seulement de considérations de politique extérieure. Tout va de pair : l’engagement sous le commandement américain et l’admiration non dissimulée pour le modèle de société anglo-saxonne façon Reagan-Thatcher. Si les syndicats français avaient encore des illusions sur le caractère politique des affrontements que leur impose le pouvoir, l’exaltation du système « social » britannique, l’autre jour à Londres, les aura édifiés.

On devine les arguments: « le monde a changé » ; « nous ne sommes plus comme de Gaulle au temps de la guerre froide entre les deux blocs américain et soviétique ». Raison de plus ! Dans un monde unipolaire, il est plus urgent que jamais de garder ses distances. Le caractère obsessionnel de la peur de l’Iran n’est pas moins stupide que l’anticommunisme des années 1950-1970. Les deux relèvent des mêmes catégories mentales. L’exécration du Hezbollah ou du Hamas relève des mêmes fantasmes et des mêmes simplifications. L’idéologisation du terrorisme procède du même refus de la complexité et du même déni des causes. L’illusion que seules la force et les bombes peuvent payer n’a guère changé. Certes, l’Afghanistan ou l’Irak ne sont pas le Vietnam. Les talibans ne sont pas le Viet Minh, et Moktada Sadr n’est pas Ho Chi Minh, mais les peuples bombardés, eux, se ressemblent tous. Et leur tendance à aller vers ceux qui résistent à l’envahisseur n’est guère différente. Autrement dit, il y a beaucoup plus de raisons aujourd’hui de garder à bonne distance des États-Unis une diplomatie qui devrait être européenne qu’au temps du général.

Que ferait de Gaulle ? Peut-être irait-il parler à l’Iran, au Hamas [^2], au Hezbollah. Hugo Chavez, assurément, ne lui déplairait pas. Il transgresserait des interdits. Surtout décrétés par la seule puissance américaine à partir de ses intérêts et des fantasmes de sa classe dirigeante. Au lieu de ça, Sarkozy, l’anti-de Gaulle, sonne la retraite. Les motivations gaulliennes étaient nationales et même nationalistes, celles de Sarkozy sont fondamentalement antisociales.

[^2]: À propos du Hamas, on ne saurait trop conseiller à nos lecteurs de lire le passionnant entretien accordé à Politis par l’un des principaux dirigeants du Hamas à Gaza. Que l’on ne vienne pas nous dire après cela que l’obstacle à la paix est la non-reconnaissance d’Israël par le mouvement islamiste. Même si elle n’est jamais énoncée en tant que telle, celle-ci figure à toutes les lignes de ce document.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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