« L’anti-Sacem, l’anti- Universal, l’antisarkozysme »

Depuis deux ans, la Quadrature du Net poursuit son lobbying auprès du Parlement européen pour sauver Internet des griffes du pouvoir politique et industriel.

Pauline Graulle  • 29 avril 2010 abonné·es

Téléphone high-tech à portée de main, lunettes cerclées de noir et sweat-shirt poinçonné d’une large lettre π, Jérémie Zimmermann donne rendez-vous au zinc de La Renaissance. L’un des QG parisiens de la Quadrature du Net, dans le XIe arrondissement. « Nos bureaux, c’est le web ; nos réunions, on les fait au café » , sourit-il. Le reste de son temps, Jérémie, 32 ans, le passe entre Strasbourg, Bruxelles et Paris. Au rythme effréné des projets de loi qui défilent devant le Parlement européen : Hadopi, Loppsi, Acta… D’obscurs acronymes pour les néophytes du virtuel. Mais qui, à coups de « riposte graduée » , de « filtrage » ou de « menottes numériques » , sont, aux yeux de la Quadrature, les ennemis bien réels des libertés fondamentales. « Ces lois ouvrent la voie aux censures collatérales, affirme le jeune homme. Nous ne sommes pas des libertaires. Ce qu’on veut, c’est un accès égalitaire à Internet : la liberté de communication est inscrite dans la Constitution. »
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De droite, de gauche, écolos, sans parti, ils seraient aujourd’hui un millier de *« républicains »
à graviter autour de la Quadrature. Une nébuleuse qui, à l’image de la Toile, se veut sans tête ni centre –  « l’anti-Sacem, l’anti-Universal, l’anti-sarkozysme ! » , dit en riant Jérémie Zimmermann. Reste un noyau dur composé des cinq fondateurs, tous imprégnés de la culture du logiciel libre. Au-delà des Linux, Firefox et autres Bit Torrent, « le logiciel libre est un projet social, économique et politique » , souligne-t-il. Un programme que l’Américain Richard Stallman déclinait dès les années 1980 en cinq libertés fondamentales : utilisation, étude, modification, duplication, et diffusion libre et sans contrepartie des codes source, soit la « recette de fabrication » des logiciels.

À mille lieues du refrain « la copie, c’est du vol » , pour les défenseurs du libre, multiplier n’est pas soustraire. Bien au contraire… « Les biens immatériels ne peuvent pas répondre aux lois traditionnelles de l’économie de la rareté, poursuit Jérémie Zimmermann, en extrayant de son téléphone une minuscule carte à puce. En quelques secondes, je peux par exemple dupliquer toute ma “playlist” musicale en plusieurs milliers d’exemplaires. » N’en déplaise aux pourfendeurs du « téléchargement illégal », la valeur marchande d’un bien numérique ne peut plus désormais se restreindre à la copie.

À ceux qui brandissent le spectre de l’effondrement de la culture, la Quadrature répond donc « contribution créative » , financements mutualisés et « produits dérivés ». Un savant mélange entre le prélèvement d’une somme forfaitaire – par exemple, sur les fournisseurs d’accès – et le développement des activités de services : pour les logiciels libres, l’installation, la réparation ou le conseil ; pour la musique, la vente de places de concert ou le mécénat… Un déplacement de la source de richesse qui implique que, plus le produit se multiplie, plus il gagne en notoriété, et donc en valeur. Mais aussi un changement de paradigme vers une « société de la connaissance » par tous et pour tous… Des propositions contestées par d’autres défenseurs des libertés publiques (voir encadré).
Cette « nouvelle société » dont le Net a ouvert la voie doit faire avec les assauts répétés des pouvoirs politiques et économiques « qui trouvent au muselage d’Internet un intérêt commun ». Au nom de la prétendue « zone de non-droit » , les premiers se passeraient bien des contre-pouvoirs : « Le “non” à la Constitution s’est joué sur le Net » , rappelle ainsi Jérémie Zimmermann. Les seconds n’ont de cesse de vouloir restreindre l’accès à Internet pour mieux le monnayer. De Virgin à TF 1 en passant par les multinationales du disque ou du cinéma, ils tentent de confisquer cet espace de liberté pour en faire un énième canal de distribution de leur marchandise.

Depuis sa création en 2008, au lendemain de l’élection de Nicolas Sarkozy – que l’on sait prêter une oreille attentive à ses amis de l’industrie du divertissement –, la Quadrature organise donc la résistance. Elle fourbit ses arguments, diffuse ses communiqués, poste des vidéos, décortique lois et amendements sur un site collaboratif ad hoc, liste scrupuleusement les votes de chacun des eurodéputés… et les inonde de courriers et de coups de téléphone. Du lobbying pur jus mais « appris sur le tas », qui a pour objectif d’enclencher le débat public et d’emporter la «  guerre du partage » . Celle qui oppose le « petit commando » agile et malléable de la Quadrature et de ses compagnons internationaux aux « dinosaures » . David contre Goliath !
Jérémie Zimmermann imagine déjà sa prochaine vidéo : un clip d’anticipation qui mettrait en scène un enfant demandant à une personne âgée : « C’était comment Internet, avant ? » « Si on ne fait rien, tranche-t-il, demain, Internet sera une sorte de Minitel géant aux mains des gouvernements et des multinationales. » Un aller simple vers le passé.

Publié dans le dossier
Qui veut contrôler Internet ?
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