La culture de l’union

Les coopératives, nées de la grande crise économique des années 2000, tentent de résister au libéralisme ambiant. Et certaines réussissent très bien, au point de se voir accusées de concurrence déloyale.

Claude-Marie Vadrot  • 22 juillet 2010 abonné·es
La culture de l’union
© PHOTO : C.-M. VADROT

À une vingtaine de kilomètres de Salta, au nord de l’Argentine, sur une haute plaine butant sur les montagnes, José Sandoval, 72 ans et des années d’idées originales et de cultures bios derrière lui, a formé une petite ­coopérative agricole, Tatahuaso ^2, autour de sa famille élargie. Il espère résister à l’agriculture intensive et aux OGM qui montent lentement vers les Andes, toutes proches. Fils et petit-fils d’agriculteurs, avec peut-être des ancêtres indiens, il cultive maintenant de l’amarante, qui produit des graines plus énergétiques que celles du quinoa des hauts plateaux andins, et d’autres plantes qui permettent à la coopérative de ­vendre des huiles essentielles naturelles pas chères, sans intermédiaires. « J’aime expérimenter, c’est pour cela que nous avons choisi de ­former notre coopérative sur 35 hectares, et que nous poursuivons ce qui est parfois négligé : la polyculture, qui permet d’être autonome. Je défends l’environnement et les oiseaux qui chantent dans les yeux des arbres. Nous essayons de communiquer à ­d’autres notre philosophie du milieu et du “travailler- ensemble” ; heureusement, ceux qui ne veulent que vendre de la semence pour nous piéger ne sont pas encore arrivés dans la région. Nous essayons de vivre à part, en dehors des circuits, même si nous les utilisons parfois pour nous faire connaître. »

Avec d’autres, et notamment sa fille Mariella, qui essaie de faire ­connaître leur coopérative et rêve que les graines et l’huile d’amarante soient vendues en Europe, José souhaite que soit « reconnue la valeur culturelle de ce qui se fait par ici depuis mille cinq cents ans ». Mariella se consacre aussi bien aux relations publiques, à la recherche de contrats ou de débouchés qu’au travail de greffe. Et son père montre fièrement son travail : des poiriers de variété locale greffés sur des cognassiers, sa dernière idée. Il détaille aussi ses vieux outils, qui ont au moins quarante ans d’âge, comme sa voiture, en expliquant qu’il n’est pas nécessaire de se ruiner ni de ­suivre les modes pour cultiver. Sans arrêt, il cherche des trucs simples, comme mélanger de la sciure de bois à ses graines avant de semer, pour « tromper les oiseaux qui ne rêvent que de les manger ».
La ­coopérative arrive à vivre et à faire vivre, mais il en faudrait beaucoup d’autres travaillant dans le même esprit, et une aide gouvernementale qui se fait attendre. Parce que, comme d’autres, elle dérange. Si les années 2000, à la suite de la grande crise économique, furent marquées par un printemps des coopératives, le libéralisme et les accusations de concurrence déloyale les ont souvent rattrapées et étouffées.

Vers le nord du pays et dans les vallées qui entaillent profondément la montagne, on trouve nombre de ces petites structures rassemblant des Indiens et des descendants d’Espagnols qui ont compris qu’en travaillant la terre ensemble, en mettant en commun quelques outils et beaucoup de connaissances, ils peuvent survivre, sinon prospérer. Avec pour objectif non pas de vendre dans les grandes villes trop lointaines, mais sur les marchés, dans des boutiques qu’ils gèrent parfois en commun, à tour de rôle. Comme Andres et sa famille, associés avec d’autres le long de la célèbre « route 40 ». Ils ont fait le choix du bio : « Pour protéger à la fois notre santé et celle de ceux qui achètent nos productions. » Ils font partie de ceux qui ont redécouvert le plaisir et la nécessité de ­travailler et de décider ensemble, « quitte à s’engueuler de temps en temps » . Ces coopératives, plus résistantes à l’usure que celles de la ville, on les trouve aussi bien dans la région de la Quebrada (faille) de Cafayate, à l’écart des touristes venant visiter cette merveille naturelle, que plus haut encore dans le nord, dans la région de Huacalera, au tropique du Capricorne. Beaucoup de paysans et de vendeurs de fruits de ces coopératives expliquent aussi que si Blancs, métis et Indiens ont réussi à s’associer, c’est parce que des Indiens ont redécouvert une façon ancestrale de « travailler ensemble ».

Dans les villes, essentiellement à ­Buenos Aires, la pression du libéralisme a fait des dégâts, même si, expliquent quelques responsables qui font des statistiques « à la louche », à peu près la moitié des coopératives résistent, les autres ayant sombré. Pour des ­raisons économiques ou parce que l’organisation collective du travail et de la répartition des salaires résiste mal aux intérêts particuliers, aux rivalités. Pepe, ancien agent immobilier mis à la rue par la crise et aujourd’hui président juste réélu d’une coopérative du quartier populaire de San Telmo, raconte ses difficultés à fédérer depuis 2003 une vingtaine de récupérateurs de plastique et de métaux : « Dur de faire accepter à un petit groupe que certains membres travaillent un peu moins que les autres. Il faut convaincre, et non pas virer les moins actifs, persuader les mécontents que chacun a son rythme, qu’il est impos­sible de faire un lien entre les petits salaires versés et le taux d’activité ou le respect des horaires. Il faut expliquer qu’un groupe d’individus ne peut se mettre à l’unisson que lentement, qu’un groupe n’agit pas comme un patron. » Ce qu’il ne dit pas : les coopératives sont fréquemment accusées de « concurrence déloyale » par des entreprises.

De visites en assemblées générales, on découvre le pire, le meilleur et le discutable. Une réussite comme celle de la grande coopérative de céramique Zanon, à 2 000 ­kilo­mètres au sud de la capitale ; un échec dans une usine de composants électroniques récupérée par ses ouvriers, à une quarantaine de kilomètres de Buenos Aires ; la disparition de nombreuses minicoopératives de cartoneros (chiffonniers). Beaucoup de petites coopératives ne survivent qu’avec des subventions d’État ou de partis qui tendent à en faire des relais électoraux.

Escale à l’hôtel Bauen, réussite exemplaire, où travaillent 154 personnes : un établissement trois étoiles récupéré fin 2003 après la faillite du propriétaire. Le Bauen est géré collectivement et a atteint depuis quatre ans un équilibre financier qui ­permet d’embaucher. Pablo, président élu pendant six ans, s’occupe ­désormais du rez-de-chaussée et de l’accueil. Il explique fièrement qu’en 2001 il y avait 75 salariés : « Il n’était resté que 24 personnes pour veiller sur les lieux, pour réaliser le rêve coopératif. Nous sommes un mauvais exemple de réussite, et personne ne nous aide. Le gouvernement a tenté de nous faire fermer plusieurs fois pour des raisons de sécurité, nous avons résisté et gagné. Une belle expérience, trop exemplaire. Bien sûr, nous sommes probablement trop nombreux, nous ne travaillons pas tous au même rythme, mais on s’en sort. Nous nous réunissons tous les quinze jours en assemblée générale pour résoudre les problèmes, et cela se passe plutôt bien. Une bataille, une lutte contre les autres et contre nous-mêmes, qui ne finit jamais. Notre satisfaction : la moitié des clients viennent ici pour voir comment ça marche. »

Dans le quartier de la Boca, Myriam, ancienne chiffonnière, Lina, Carolina, Emilia et cinq autres travaillent dans une petite coopérative ^3 qui imprime et décore les couvertures de livres découpées dans des cartons récupérés. Myriam commente : « Nous sommes connus de tout le quartier et, en plus, nous aidons les enfants à apprendre à lire. Nous vendons nos bouquins 5 pesos, soit directement, ce qui nous permet de connaître nos clients, soit dans des librairies, et nous gagnons en moyenne entre 200 et 300 pesos par semaine. » Ce qui situe ces travailleurs au-dessus du salaire moyen des habitants de Buenos Aires, grâce aux auteurs qui abandonnent leurs droits : la seule aide que revendiquent les membres de la coopérative, assurant ne pas recevoir un sou du gouvernement. Alors que les cartoneros touchent en moyenne 0,40 peso le kg de carton, la ­coopérative les paie trop fois plus. Pour tous, dans ce quartier de chômeurs, l’expérience est positive.
Non loin, à San Telmo, des coopératives s’occupent de satisfaire la demande touristique artisanale : presque toutes bénéficient d’une aide municipale, et trop nombreuses sont celles qui ont dérapé et vendent à présent de la pacotille asiatique…
Malgré le retour à l’ordre économique, social et politique, les ­coopératives d’Argentine résistent à l’usure. Peut-être parce qu’elles représentent aussi un moyen commode de lutter contre le chômage, qui atteint jusqu’à 20 % de la population active dans certaines provinces, et plus à Buenos Aires.

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