Irène Frachon contre le Mediator

À quels obstacles s’est heurtée cette femme médecin pour faire reconnaître la toxicité de ce médicament ? Retour sur son « Watergate breton ».

Ingrid Merckx  • 24 février 2011
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Irène Frachon contre le Mediator
© Photo : Fred Tanneau / AFP

« C’est dévorant depuis 2007, et complètement absorbant depuis 2009… Mais je suis contente que ça explose ! » « Ça », c’est le scandale de ce médicament prescrit pendant trente-trois ans et qui a fait au moins 500 morts. « Combien de morts ? » était justement le sous-titre de Mediator, 150 mg, le livre qu’Irène Frachon a publié le 3 juin 2010. Le laboratoire Servier, qui commercialisait le produit, a attaqué l’éditeur Dialogues.fr, et obtenu que la phrase soit censurée. Aujourd’hui, le Mediator n’est plus en vente. L’Agence française de produits de santé (Afssaps) a enfin reconnu qu’il avait tué. L’Inspection générale des affaires sociales (Igas) a rendu un rapport accablant le laboratoire Servier et l’agence. Deux missions d’information ont été lancées à l’Assemblée et au Sénat. Un premier procès pénal devrait se tenir, au plus tard en septembre. Deux informations judiciaires contre X ont été ouvertes le 18 février par le parquet. Et le livre d’Irène Frachon a retrouvé son sous-titre après jugement en appel. La croisade d’Irène Frachon contre ce poison est emblématique du pouvoir de l’industrie pharmaceutique en France et de ce que les citoyens peuvent lui opposer avec des petits moyens, beaucoup de professionnalisme et une bonne dose d’opiniâtreté. Retour sur ce « Watergate breton ».

« Lanceuse d’alerte ». L’expression lui était inconnue jusqu’à ce qu’elle découvre, dans un mail calomnieux naviguant entre des experts de l’Afssaps, Servier et le Leem, le syndicat des entreprises du médicament, qu’on la désignait comme « méchante whistleblower  ». « Si j’avais découvert ce terme plus tôt, il m’aurait permis de résoudre des tas de problèmes éthiques et déontologiques… » Comment dénoncer sans faire de délation et en évitant la diffamation ? « Peur de passer à côté de la vérité, peur d’accuser à tort » , résume-t-elle aussi dans ce livre qui retrace les étapes d’un travail de colosse doublé d’une prise de conscience. Son enquête démarre en 2006. Pneumologue à l’hôpital de Brest, elle lit dans Prescrire , revue médicale indépendante, des mises en garde contre le Mediator, un antidiabétique prescrit comme coupe-faim. Elle se souvient d’un chef de service de l’hôpital Antoine-Béclère de Clamart, spécialisé dans une maladie rare, l’hypertension artérielle pulmonaire, qui pestait contre le Mediator. Puis elle tombe sur un cas de cette hypertension. Dans les traitements du patient : le Mediator. Elle se met à fouiller. Rien dans les informations scientifiques publiées sur ce produit (elles étaient truquées, comme le montre le rapport de l’Igas). Mais elle trouve des chiffres : le Mediator, c’est de 2 à 5 millions de consommateurs entre 1976 et 2006 ; un mois de traitement coûte 15 euros, et est remboursé à 65 %, soit le taux maximum de la Sécurité sociale…

Sur des blogs, des témoignages de patients lui mettent la puce à l’oreille. Elle persévère. Et comprend le lien entre le Mediator, l’hypertension artérielle pulmonaire et la valvulopathie, une pathologie cardiaque mortelle. Elle lance une étude cas-témoins pour confirmer statistiquement ses observations. Conclusions : « 70 % des malades souffrant d’atteinte inexpliquée de leur valve mitrale ont été exposés au Mediator. » Un contact à la Cnam décide de croiser des fichiers, de manière anonyme, à grande échelle. En octobre 2009, ils peuvent démontrer « la toxicité sévère valvulaire du Mediator » .

En tête des obstacles, Irène Frachon cite sans hésiter « l’omerta du monde médical » . « Ce milieu fait comme si la déontologie interdisait de dire des vérités. Des collègues voulaient m’attaquer devant le Conseil de l’ordre. D’autres ont cherché à me nuire. J’ai respecté le secret médical ! Mais le corporatisme paralyse l’esprit critique… » C’est pourtant son esprit critique qui l’a conduite à faire ces liens entre informations et cas cliniques, et à sortir de sa spécialité. Tous les médecins n’ont pas fait l’autruche, elle a reçu « des montagnes de témoignages » . « On m’écrit, mais on reste discret. » En cause : les conflits d’intérêts et l’influence de l’industrie pharmaceutique. « Les dossiers de financement ou de certification passent par des circuits où les laboratoires sont très infiltrés. Le premier qui brise l’omerta risque de voir ses crédits s’effondrer. Chacun connaissait les méthodes de Servier, mais se disait : « C’est comme ça… » Certains ont trop galéré avec l’Isoméride… » Grand frère chimique du Mediator, cet autre poison de chez Servier a été retiré en 1997, mais les procédures n’en finissent pas. Face au Mediator, Irène Frachon était « idéalement placée » pour tempérer sa prise de risque. « Je ne travaillais pas pour un laboratoire , précise-t-elle, ma hiérarchie m’a soutenue depuis le début. Je ne craignais pas de sanction de mon établissement ni de ma communauté médicale puisque pneumologue, je dénonçais un scandale en cardiologie… »

Obstacle suivant : l’Afssaps. Mediator 150 mg dresse le calendrier de ses contacts avec l’agence, depuis les premiers signalements aux services de pharmacovigilance jusqu’aux commissions où elle a dû défendre sa thèse en présence des responsables de Servier. « L’Afssaps n’a pas fait grand-chose avant 2009. » Et l’a utilisée « comme bouclier contre la firme » . Ni la Haute Autorité de santé ni le Conseil consultatif national d’éthique ne l’ont contactée. Les revues scientifiques lui ont fermé leurs pages ou ont relayé la contre-attaque de Servier, comme le Quotidien du médecin. Enfin, son livre est paru chez Dialogues.fr, petite maison brestoise qui a failli couler avec l’attaque de Servier. Son directeur, Charles Kermarec, a écrit le 13 février aux parlementaires. « La liberté d’expression n’a pas de prix. Mais elle a un coût. » Les grandes maisons ne s’y sont pas risquées. Si lui ne l’avait pas fait, que se serait-il passé ?

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