Monde arabe : après la liberté, le pain…

Après l’explosion populaire célébrant le départ de Moubarak, le bonheur des Égyptiens se lit sur les visages. Pour le moment, les habitants semblent accorder leur confiance aux militaires. Pourtant, après la révolte politique, les mouvements sociaux se multiplient dans le pays.

Leïla Minano - Youpress­­­  • 17 février 2011 abonné·es
Monde arabe : après la liberté, le pain…
© Photo : UGARTE / AFP

C’est comme si rien ne s’était passé. Place Tahrir, les commerces ont rouvert leurs portes, les voitures circulent de nouveau. On distingue maintenant les arbustes qui avaient disparu sous les tentes et les bâches. Le concert des klaxons a remplacé les discours des révolutionnaires et les slogans scandés dans les cortèges. Table rase du camping géant, de la fête populaire anti-Moubarak. Il y a bien quelques passants qui, drapeau à la main, se promènent sur les trottoirs, mais plus l’ombre d’une pancarte, d’une banderole, ni même d’un graffiti sur les murs. Après l’explosion populaire qui a accueilli la démission d’Hosni Moubarak, dans le centre de la capitale, tout semble rentré dans l’ordre.

Et pour cause : depuis quelques jours, l’armée veille. Les soldats, descendus des chars d’assaut qu’ils occupaient pendant le mouvement, doivent ­désormais s’assurer que la circulation reprend sur la place emblématique occupée pendant dix-huit jours par les insurgés du Caire.

«  Dégagez ! Dégagez ! Les rassemblements sont interdits !  », hurle un soldat à trois jeunes Égyptiens qui s’étaient assis pour discuter. Le signal est clair, la vie doit reprendre, les Égyptiens doivent retourner travailler. «  C’est normal , justifie Mario, l’un des jeunes chassés par le soldat. Il faut arrêter de manifester et savoir être patient jusqu’aux élections.  » Ce lycéen de 17 ans a occupé la place pendant dix jours mais, aujourd’hui, il considère qu’avec le départ du raïs «  les Égyptiens ont obtenu ce qu’ils voulaient   », maintenant «  il faut laisser faire l’armée   ». Comme lui, ils sont nombreux à faire confiance aux militaires pour tourner la page de l’ère Moubarak. Et peu importe qu’Hussein Tantaoui, ministre de la Défense et nouvel homme fort du pays, ait décidé de maintenir le gouvernement en place et de suspendre la Constitution. « Le Parlement a été dissous, et c’est l’armée qui décide, plus le gouvernement », rétorque Mohammed, étudiant en architecture, venu aider à nettoyer la place.

Autour de lui, et sur les abords de la place Tahrir, plusieurs groupes s’activent depuis plusieurs jours à faire place nette. Après l’occupation victorieuse, le ménage semble être devenu la nouvelle action citoyenne des insurgés. Tandis qu’un petit groupe de femmes passe le balai sur la chaussée, un couple est venu repeindre la barrière en métal. «  Depuis que Moubarak est parti, il est temps de faire le grand ménage ; l’Égypte, c’est notre pays maintenant   », s’enthousiasme Rania, un pinceau à la main. Son mari, Shérif, qui tient le pot de peinture verte, acquiesce : «  Avant, tout le monde s’en fichait, nous ne voulions que partir à l’étranger pour avoir une meilleure vie ; maintenant, notre rêve, c’est de bâtir une nouvelle Égypte !   » Un homme s’adresse à Shérif, celui-ci lui tend le pinceau et, tandis que sa femme le prend en photo, l’homme fait mine de peindre la barrière. «  C’est pour mettre sur Facebook. Comme ça nos amis verront que nous participons à la révolution !   », explique l’homme en rendant le pinceau à Shérif. Pour Shérif et Rania, c’est aussi une évidence : «  L’armée ne nous trahira jamais   », affirme en chœur le jeune couple.

Les vendeurs ambulants sont de retour dans les rues. Sur les étals, les drapeaux, les rubans, les pendentifs en carton et les sacs à main aux couleurs de l’Égypte s’arrachent comme des petits pains. «  Tous les Égyptiens sont heureux, tout le monde profite de cette nouvelle liberté, constate Ahmad, un enseignant qui passe par là. Je crois que personne ne veut encore s’inquiéter de l’avenir, car nous avons eu peur pendant trente ans ; maintenant, ça suffit.  » Au point que les questions insistantes déclenchent les foudres des passants. «  Les militaires sont des citoyens comme nous, ils veulent le bien de notre pays !   », s’indigne Ahmad, un guide touristique venu du Sinaï pour visiter la place Tahrir. Hosni Moubarak n’était-il pas un militaire ? «  Je ne vois pas de quoi vous parlez, ça n’a rien à voir !  » Et Ahmad de s’en aller brusquement. Tout de même, après l’euphorie de la victoire politique, une autre révolte se dessinait en pointillé. Des mouvements sociaux commençaient à s’organiser dans les transports, les banques, le pétrole et le textile. Après la liberté, c’est le pain qui va occuper les Égyptiens.

Au lendemain de la démission d’Hosni Moubarak, alors que des dizaines de milliers d’Égyptiens étaient de retour sur la place pour poursuivre la fête, quelques insurgés faisaient part de leurs inquiétudes. À l’instar de ce groupe d’étudiants qui avaient décidé de rester sur la place. « Nous attendons des garanties sérieuses que l’armée tiendra ses promesses. Les Égyptiens n’auront plus jamais de gouvernement militaire » , avait insisté Salma, une jeune femme du groupe assise en tailleur devant sa tente. Un autre jeune Égyptien, Amar, lui aussi décidé à rester, avait parlé d’organiser une marche le vendredi suivant au cas où les militaires auraient choisi de protéger le régime. Mais les quelques dizaines d’irréductibles décidés à poursuivre le combat étaient bien minoritaires, comparés aux milliers d’Égyptiens qui criaient victoire au son des derboukas. D’ailleurs, le lendemain matin, ils furent chassés brutalement par les soldats déterminés à rétablir la circulation. Ce jour-là, Hussein, un professeur expatrié à l’université du Canada avait répondu : « Vous savez pourquoi les Égyptiens sont heureux ? Pourquoi ils n’ont pas peur des mauvaises actions de l’armée ? Parce qu’ils ont appris à relever la tête, ils ont pris conscience de leur force. Pour la première fois de leur vie, ils sont fiers d’être égyptiens. Personne ne pourra le leur enlever. C’est pour ça que personne ne pourra leur voler leur révolution. »

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