À contre-courant / Crise de l’euro : les marchés mènent le bal

Gérard Duménil  • 2 juin 2011 abonné·es

Au grand bal de la globalisation néolibérale, les institutions financières (les banques d’affaires, les fonds spéculatifs, les fonds de placement et de retraite…) mènent la danse. Les forces qui s’y déchaînent ne semblent relever d’aucune volonté individuelle ou de classe, et c’est pourquoi on parle de l’action de ces institutions comme de celle d’entités impersonnelles, les «  marchés  ». On s’informe de l’état des marchés comme on prend connaissance de la météo. Ils font la pluie et le beau temps. Mais les perceptions divergent. À droite, l’évocation des marchés rassure. Eux seuls sauraient dire le vrai prix des choses ! On prétend même leur confier désormais la régulation de la lutte contre le réchauffement climatique. La crise, l’avaient-ils prévue, l’ont-ils évitée ? Amnistiés, déjà ! À gauche (la vraie), on les charge de tous les maux. Ils gonflent des «  bulles  » (boursières ou immobilières) ; ils jettent de l’huile sur le grand brasier de la hausse du prix des matières premières, notamment des denrées alimentaires…

La prétendue crise de l’euro fournit une intéressante illustration du rôle desdits marchés, et c’est à l’échange des devises (le marché des changes) que sont consacrées les lignes qui suivent. « Les marchés sont préoccupés de la santé de l’euro », nous dit-on, et cette inquiétude justifierait tous les serrages de ceinture, notamment de celle des plus défavorisés.

Le grand chambardement sur le marché des changes s’est produit à l’automne 2008 lorsque la crise états-unienne s’est exportée au reste du monde. Entre août et décembre 2008, le yen s’est apprécié de 20 % par rapport au dollar, et l’euro et la livre sterling se sont dévalorisés de 10 % pour le premier et de 35 % pour la seconde [^2].

Quelle prétendue « sagesse » des marchés inspira de tels réajustements ? Durant cet automne 2008, le déficit budgétaire de l’économie grecque se creusait, mais la Grèce ne pesait pas lourd dans la balance. On vient de le voir, la livre sterling chuta encore plus profondément que l’euro, ce dont on ne saurait rendre responsables les Grecs ou les Portugais. L’économie japonaise rassurait-elle les marchés pour justifier cette envolée du yen ? On voit mal à quel titre. Le Japon était en crise depuis le milieu des années 1990. Certes, le pays bénéficiait d’un important surplus du commerce extérieur, mais le déficit budgétaire y prenait des proportions alarmantes.

L’explication de ce changement d’humeur des marchés ne se situe pas dans le cours des économies, dans le laxisme des États providence, mais dans les « turpitudes » des marchés eux-mêmes : ce sont les acrobaties des marchés qui bouleversèrent les hiérarchies des changes et non les dépenses excessives des États. Avant la crise, les institutions japonaises prêtaient aux institutions financières, à des taux d’intérêt avantageux, des sommes considérables qu’elles plaçaient dans d’autres pays, par exemple dans des titres du Trésor brésilien, des actions européennes, etc. Après avoir été empruntées en yens, ces sommes étaient changées dans les monnaies des pays où les placements étaient réalisés, c’est-à-dire changées de yens en d’autres monnaies. Ces changes tendaient à dévaloriser le yen. Lorsque ces montages financiers furent défaits dans la crise en 2008, ces avoirs firent le chemin inverse, étant changés désormais en yens afin d’assurer les remboursements des crédits contractés dans cette monnaie. Les marchés « achetaient » alors des yens au lieu d’en vendre. Le yen monta ainsi vis-à-vis des principales monnaies.

Mais la suite est bien le pire. Depuis mars 2010, les effets de ce grand chambardement de fin 2008 sont en cours de correction. L’euro s’en est mieux tiré que la livre et le dollar. La tendance fondamentale est la baisse du dollar. Mais qu’un jour, une semaine, l’euro s’affaiblisse, et la presse nous rejoue la rengaine de sa crise et de l’urgence de l’austérité ! Conclusion (bien connue) : la mondialisation financière est une grande foire dont les débordements font le bonheur de ceux dont les Merkel et Sarkozy servent les intérêts – et le malheur des classes populaires.

[^2]: Comparaison des taux moyens mensuels.

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