Attention, art enragé

La revue Hey ! propose une impressionnante exposition autour des artistes à la marge.

Marion Dumand  • 22 décembre 2011 abonné·es

Une boucherie ancienne et miniature dans un coin. Aux murs, des tableaux granuleux de couples enlacés, ensuqués. Au sol, des manteaux de fourrure, tels des hommes assis, sont maintenus sous respiration artificielle. On entre dans la salle noire de la Halle Saint-Pierre comme en un cabinet de curiosités, stupéfait, émerveillé.

Hey ! Modern art & pop culture expose ce que l’impressionnante revue du même nom exhibe depuis mars 2010 : de l’art à la marge, sous toutes ses formes. Brut, pop, street, neuvième, outsider, modeste, lowbrow [^2]… Tous se trouvent ici réunis. Les 65 artistes sélectionnés sont d’époques différentes et de continents et de renommées aux antipodes. Les techniques témoignent d’un même éclectisme : BD, tatouage, sculpture, installation, peinture…

Ça fourmille, inquiète, amuse. Et explore un lien commun. Car, pour Anne et Julien, fondateurs de la revue, ces créateurs représentent « LA forme figurative d’art(s) de maintenant »  ; « le pollen libre de la création culturelle » , selon la directrice de la Halle, Martine Lusardy.

Du sexe et de la mort, chair et esprit à vif, Hey ! brasse profond, secoue dur, maltraite nos codes culturels, triture nos habitudes esthétiques. Sur presque trois mètres, des petites filles souvent jumelles s’égaillent en robes courtes, survolées par des enfants papillons, des oiseaux de paradis. Les traits sont fins, courbes, et les couleurs, douces, passées. Mais, au pays merveilleux de Dagger, quelques visages se détournent, des regards s’apeurent. La source du danger est, sur ce panneau, absente. Elle apparaît dans d’autres : des hommes en bleu gris uniforme étranglent des enfants nus.

Non loin, une vitrine regroupe de délicates figurines en céramique, désuètes dames en grande toilette. De près, c’est un jeu de massacre, léger, élégant, élaboré par Jessica Harrison. En des poses souriantes, « Rosamun » s’arrache les tripes, « Grace Ann » tient son cerveau comme d’autre une corbeille de fruits. Les œuvres se font écho. Pourtant, c’est presque un siècle et toute une vie qui séparent ces deux artistes. Autodidacte, né en 1892, Henry J. Dagger passa « son enfance et une partie de son adolescence dans un asile pour enfants attardés, tristement célèbre pour la violence de ses traitements » , nous apprend le très beau catalogue. Benjamine de l’exposition, Jessica Harrison est, elle, sortie d’une école d’art britannique.

Des plus contemporaines ou d’antan, toujours la maîtrise technique impressionne, souvent les références étonnent. La bande dessinée punk de Nuvish ? Elle use d’ « un dessin extrêmement minutieux [qui] se regarde à la loupe comme on peut le faire avec ceux des miniaturistes médiévaux » . Vrai : ses cases sont saturées d’infimes détails, feuilles d’arbre ou bas résille.

Kris Kuksi élabore des retables baroques, fous : soldats de plomb, statuettes pieuses, des centaines de pièces sont découpées, assemblées, peintes uniformément, à la « gloire » d’une puissance militaro-religieuse très XIXe.
L’humour se tapit dans les coins. Des parallélépipèdes parfaits renferment les fœtus de superhéros. Superman, Surfer d’argent, Ange Gabriel ont les proportions potelées d’avant la naissance, et semblent baigner dans le cristal de synthèse cher à Alexandre Nicolas. Là, des bras tatoués en élastomère reposent dans des cercueils, quand des squelettes jouent en extérieur. La chair se fossilise, jusqu’au trop-plein pour les visiteurs sensibles : il faut parfois se poser, se promener en chaland. S’arrêter devant les femmes à la Frida Kahlo d’Aurélie William Levaux qui, encrées, brodées, emplissent le coton de leur grâce. Comprendre comment sont nés les Robots de Noun : dessinés par Hervé Di Rosa, ils ont été sculptés en plein bois par des maîtres de la statuaire traditionnelle camerounaise.

On reprend son souffle avec les dessins de David B., Shelton, Crumb ; on observe le monde gris et structuré d’Hipkisse. Avant de pénétrer une prison chatoyante de papier : depuis 1981, l’allemand Horst Haack produit une « œuvre page » chaque jour. Ce sont elles qui nous entourent. Fou ? Allez savoir. « Possédés », « obsédés » par cet art, Anne & Julien le revendiquent. Et le partagent.

[^2]: Art « bas du front », par opposition à une culture d’élite.

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