Espagne : la grande régression

Alors que le gouvernement de droite veut criminaliser l’interruption volontaire de grossesse, les organisations féministes et démocratiques appellent à manifester le 8 février.

Magali Thill  • 30 janvier 2014 abonné·es

Si les partisans d’un retour à l’ordre moral semblent être encore minoritaires en France, le rapport de force est tout autre en Espagne. La droite catholique et les nostalgiques du franquisme sont majoritaires au gouvernement et au Parlement. Au cours des derniers mois, leur offensive s’est concentrée sur la question de l’avortement. Et, le 20 décembre, le ministre de la Justice, Alberto Ruiz-Gallardón, a présenté au Conseil des ministres son « avant-projet de loi pour la protection de la vie de l’enfant à naître et des droits de la femme enceinte ». Avec ce texte, le gouvernement de droite de Mariano Rajoy prétend abroger l’actuelle loi organique qui reconnaît le droit des femmes à interrompre une grossesse non désirée au cours des quatorze ou vingt-deux premières semaines de gestation. Si le Parlement espagnol – où le Parti populaire (droite) au pouvoir jouit d’une majorité absolue – ne bloque pas cet avant-projet, l’IVG redeviendra illégale. Sauf en cas de viol – et à condition que la victime ait porté plainte – ou lorsque la femme pourra prouver que sa grossesse représente un risque grave pour sa santé. Avec pour obligation cependant d’apporter deux rapports médicaux dûment motivés.

Au-delà des questions sanitaires, cette loi aura des conséquences sociales : les femmes qui en auront les moyens se rendront à l’étranger pour une IVG d’un coût équivalent à un ou deux mois de salaire. Les autres recourront à l’avortement clandestin et aux remèdes « faits maison ». Avec tous les risques que cela comporte. La loi prévoit ainsi des peines d’un à trois ans de prison et l’interdiction d’exercer une activité professionnelle dans une clinique, un établissement sanitaire ou une consultation gynécologique. Non seulement pour un médecin contrevenant, mais aussi pour toute personne qui aura encouragé une femme à avorter. Les mailles du filet se resserrent encore davantage avec l’interdiction de la publicité pour les établissements, les prestations et les méthodes disponibles. Ce qui constitue une atteinte au droit des femmes à l’information sur les questions relatives à leur santé sexuelle, ainsi qu’une entrave à la liberté de communication. Cet avant-projet de loi, qui porte gravement atteinte aux droits et à l’autonomie des femmes, a un visage : celui d’une oligarchie nationale-catholique que la transition démocratique espagnole n’a dépouillée ni de son pouvoir ni de ses privilèges, et qui n’a jamais eu à répondre des crimes commis sous la dictature franquiste. Cette oligarchie profondément patriarcale impose aux femmes de reproduire docilement les rôles et les stéréotypes les plus traditionnels, en s’efforçant d’incarner, contre leur gré si nécessaire, le modèle de femme mariée, hétérosexuelle, mère de famille, femme au foyer, obéissante et soumise. Pour imposer cet archétype de « femme authentique », selon les termes employés par le ministre de la Justice, quoi de plus efficace qu’une législation qui consacre la maternité obligatoire, sans pour autant mettre en place des politiques familiales qui permettent aux femmes de nourrir leurs enfants ?

Les droits fondamentaux des femmes à la vie, à la dignité, à la santé, à la liberté, à l’autonomie, au respect de l’intimité, de la vie privée et familiale, ainsi que leur droit à l’information risquent de subir un revers sans précédent depuis la chute du franquisme. Il faut donc compter sur la mobilisation sociale, la pression de la rue et la réaction des instances européennes pour parvenir à faire échec au projet. Le mouvement féministe, au cœur de la résistance à cette contre-réforme, est sur le pied de guerre. Ni la menace d’amendes, ni la répression policière, ni les coupes budgétaires dont les associations sont victimes ne sont parvenues à le bâillonner. Dès le 20 décembre au soir, quelques heures seulement après l’annonce officielle de la présentation de l’avant-projet au Conseil des ministres, une première manifestation avait réuni un millier de personnes devant le ministère de la Justice. Depuis, les manifestations se sont multipliées dans toutes les villes d’Espagne. À Madrid, le mouvement féministe a convoqué pour le samedi 8 février une grande manifestation en défense du droit à l’avortement L’indignation a franchi les frontières. La résistance s’organise.

Publié dans le dossier
Le retour de l'ordre moral
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