« Je me tire, vous me faites chier ! »

Médias et politique ont besoin l’un de l’autre. Et tous les coups sont permis pourvu que l’on fasse le spectacle. Dernier épisode en date : Jean-Vincent Placé contre Canal +.

Jean-Claude Renard  • 24 avril 2014 abonné·es

Dimanche 13 avril. Jean-Vincent Placé est l’invité du « Supplément », animé par Maïtena Biraben, sur Canal +. En préambule à l’entretien politique, un portrait de quelques minutes, dans lequel le journaliste Jérôme Bermyn rappelle que le président du groupe ELLV au Sénat traîne derrière lui une ardoise de plusieurs milliers d’euros pour 133 contraventions entre 2004 et 2010. Sur le plateau, Placé fulmine. Le journaliste l’a suivi « gentiment » pendant cinq jours et n’a rien évoqué de cette casserole vieille de cinq ans (une dette acquittée depuis). L’invité ne décolère pas. « Je devrais faire comme Henri Guaino et partir. Je ne suis pas loin de le faire [^2]. » Quoi que l’on pense du sénateur écologiste, les faits lui donnent raison. Il n’était pas très compliqué de poser les questions lors du reportage pour obtenir les réponses.

Maïtena Biraben lance alors la pub pour calmer les choses. Mais les caméras continuent de tourner (l’émission est enregistrée le vendredi, puis montée). On voit alors Placé, se croyant hors antenne, s’emporter et menacer : « Vous me faites chier. Je vais me tirer. Vous allez vous démerder. » Dont acte. L’homme se répète, assène : « Je me tire, vous me faites chier ! » Maïtena Biraben le rattrape en coulisses. La pub peut enfin commencer, avant que l’on ne retrouve un Jean-Vincent Placé apaisé, toujours sur le plateau. Dans la réalité, la coupure a duré près de quarante-cinq minutes. Quarante-cinq minutes à négocier le retour du sénateur. Selon lui, la chaîne lui aurait promis de ne pas diffuser cette séquence s’il revenait en plateau. Canal + a donc choisi de conserver au montage les images d’un faux esclandre, au motif qu’avec « 150 personnes en plateau et 8 caméras, il aurait été compliqué de ne pas le faire ». In fine, c’est une séquence off pas vraiment nécessaire, sinon pour faire du spectacle, assurer le buzz quelques jours. On est à la télévision, il s’agit donc de faire du show pour le show.

Dans un autre registre, jeudi 10 avril, sur France 2, pour l’émission « Des paroles et des actes », marquant le coup d’envoi de la campagne européenne, Marine Le Pen avait refusé de débattre avec Martin Schulz, président du Parlement européen, sous prétexte qu’il s’agit « d’une campagne française » (sic). David Pujadas a obtempéré. Rien ne l’empêchait, pourtant, de mettre la pression sur la frontiste, de menacer de ne pas l’inviter et d’organiser un autre débat (puisqu’on n’est pas là dans le respect du temps de parole). Schulz a été remplacé par Alain Lamassoure, tête de liste UMP aux européennes, que Marine Le Pen a ridiculisé à coups de gouaille et de condescendance amusée. En faisant le show, une fois de plus (ce qu’elle n’aurait pu faire avec Schulz, dans un débat technique révélant toutes ses failles). Au passage, France 2 rafle la mise et réalise son record d’audience de la saison, avec 2,8 millions de téléspectateurs, pour ce rendez-vous politique.

Lors de la dernière campagne présidentielle, Marine Le Pen avait déjà sabordé un débat dans « Des paroles et des actes », en refusant de débattre avec Jean-Luc Mélenchon, restant muette, les bras croisés (pour le coup, respect du temps de parole oblige, David Pujadas n’avait pas eu d’autre choix que de maintenir Mélenchon dans son émission). De quoi laisser le téléspectateur dans la frustration. Mais de quoi offrir un résultat concluant pour la chaîne, se targuant de 5 millions de téléspectateurs, avec un pic à 5,9 millions de personnes devant leur poste au moment de la (non) confrontation. Marine Le Pen et « Des paroles et des actes », c’est gagnant-gagnant. Mélenchon est aussi un bon client pour la chaîne, qui sait qu’elle peut compter sur lui pour l’esclandre. Le petit écran en est là. Médias et politiques ont besoin les uns des autres. Dans l’ambiguïté. Entre soumission, déontologie (ou malhonnêteté intellectuelle), devoir d’information et impératif d’audience. Et dans ce jeu de relations tordues, c’est toujours l’audience qui domine.

[^2]: Le 3 février, agacé par les critiques de Jean-Luc Roméro sur sa vision de la famille, Henri Guaino avait quitté, en direct alors, le plateau de « C à vous », sur France 5.

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