Un mal sournois

Le racisme n’est pas seulement le crime de sang du policier blanc et le crime moral du tribunal, c’est aussi un rapport social.

Denis Sieffert  • 4 décembre 2014 abonné·es
Un mal sournois
© **P.-S. :** *Politis* est engagé dans deux initiatives au cours de la prochaine semaine. Le 9 décembre, un colloque se tient sur le thème « Penser autrement les migrations pour en parler différemment » (voir l’agenda). Le 13 décembre, c’est la Journée internationale contre l’islamophobie (voir p. 9) à laquelle nous prendrons part.

Le mal n’est pas toujours identifié, mais le racisme n’en est pas moins omniprésent dans nos sociétés, la plupart du temps banalisé, sournois, et comme inscrit dans une sorte de normalité. Or, voilà que deux « événements », à tout point de vue éloignés l’un de l’autre, réveillent les consciences aux États-Unis et en France. L’un dépasse de beaucoup la rubrique « faits divers » dans laquelle il figure, l’autre déborde de la chronique culturelle. À Ferguson, une petite ville du Missouri, c’est un tribunal qui acquitte un policier blanc, meurtrier d’un jeune Noir. Un jugement qui est intervenu deux jours après qu’un gamin noir de Cleveland eut été lui aussi tué par un policier blanc, immédiatement innocenté. Chaque fois, l’alibi est le même : légitime défense. Et pourtant, à Ferguson, Michael Brown, 21 ans, n’était pas armé. Quant au petit Tamir Rice, 12 ans, il a été abattu sans sommation alors qu’il jouait avec un pistolet factice.

Sommes-nous pour autant revenus au début des années 1960, lorsque des centaines de soldats de l’armée fédérale devaient protéger un jeune étudiant noir du nom de James Meredith sur le chemin de l’université du Mississipi ? Ou lorsque nous parvenaient les images des rituels macabres du Ku Klux Klan ? Évidemment non. La loi a changé de camp. Mais les mœurs de la police et de certains juges, comme les tréfonds de la psychologie collective, n’ont pas suivi. Et il est bien dommage que Barack Obama ait choisi la stratégie du déni. En France, c’est une autre affaire qui fait débat. Avec la « performance » (le mot me déplaît, mais c’est paraît-il celui qu’il faut employer) Exhibit B, la violence est symbolique. C’est-à-dire bien réelle quand même, et dérangeante. Il s’agit d’une série de tableaux vivants où des femmes et des hommes noirs sont « exhibés » dans des positions et des situations humiliantes, renvoyés à une condition animale. Ce sont les images de femmes encagées dans un zoo humain qui font le plus scandale. S’il n’y avait que ces « tableaux », je me serais peut-être trouvé du côté des détracteurs – sinon des censeurs – de cette manifestation. Mais il n’y a pas que cela. D’autres tableaux montrent des situations politiques et sociales bien actuelles et, hélas, bien de chez nous. La femme de ménage recluse avec son balai dans un débarras. Ou cet immigré ligoté, bâillonné et étouffé sur son siège d’avion qu’un quelconque Nicolas Sarkozy, ou un Manuel Valls, expulse. Si bien que nos discriminations d’aujourd’hui et notre racisme d’État sont inscrits dans un continuum qui les relie à l’image du zoo humain. Les situations d’avant-hier, qui nous révulsent absolument, sont associées à celles d’aujourd’hui, qui ne nous révoltent pas assez, et qui, parfois, nous indiffèrent à force d’être devenues ordinaires [^2].

À Ferguson aussi, le pire côtoie le banal. C’est que le racisme, ce n’est pas seulement le crime de sang du policier blanc et le crime moral du tribunal, c’est aussi un rapport social. C’est l’écart entre les salaires des Blancs et des Noirs. C’est un système de santé scandaleusement discriminatoire. C’est une population carcérale qui rappelle que la justice américaine n’est pas aussi clémente quand l’accusé est noir et la victime blanche. Voir le sort de Mumia Abu-Jamal, qui croupit en prison depuis trente-deux ans. Le tout fait système. On pense à la phrase de Frantz Fanon qui définissait le racisme comme « l’élément le plus visible » et même « le plus grossier d’une structure donnée ». Dénoncer « le plus grossier » n’est pas le plus difficile. Cela permet même de se donner bonne conscience à peu de frais. Combattre la « structure » à la fois économique et psychologique est moins aisé.

Lorsque nos ministres de l’Intérieur renvoient manu militari un migrant africain, ils ne commettent pas un acte raciste, ils « gèrent les flux migratoires ». Lorsque notre police traque les clandestins dans les environs de Calais, elle n’est pas raciste, elle « protège nos frontières » et quelquefois nos « valeurs ». Le vieux racialisme anthropologique de nos expositions très peu « universelles » est désormais interdit. Mais la peur de l’autre et l’ignorance font toujours leur œuvre, aggravées par un capitalisme qui n’aime rien tant que trouver des causes raciales, culturelles ou religieuses aux inégalités sociales. Sur nos chantiers de BTP, dans les cités, et dans l’air du temps, le racisme est toujours là, paré de justifications économiques. Il se nourrit de toutes les inégalités du monde. Et donc de tous les rapports de domination. À commencer par le plus « grossier », pour reprendre le mot de Fanon : le colonialisme. Comme en témoigne la situation en Israël, en proie à un monstrueux racisme d’État qui se propage dans la rue. Chez nous, les racistes anti-musulmans ou anti-Roms ne s’interdisent plus grand-chose. Le fléau n’a plus l’alibi de la science, il lui suffit de se trouver d’autres justifications, politiques, économiques ou religieuses. Nos gouvernants s’en chargent. Et la réserve est inépuisable.

[^2]: Nous aborderons avec Christophe Kantcheff bien d’autres aspects de ce débat complexe dans le numéro de la semaine prochaine.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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