Txetx : « Nous n’allons pas en rester là ! »

La société civile a engagé le processus de paix au Pays basque que réfute le gouvernement, estime Txetx, militant pacifiste.

Patrick Piro  • 5 janvier 2017 abonné·es
Txetx : « Nous n’allons pas en rester là ! »
© Patrick Piro

Retour triomphal de Jean-Noël Etcheverry à Bayonne le 21 décembre. Txetx a été accueilli à la gare par des centaines de personnes, dont des élus de tous bords : LR, UDI, PS, EELV, EH Bai (coalition de partis basques). Après quatre jours de garde à vue, le militant pacifiste basque a été remis en liberté sous contrôle judiciaire par le juge antiterroriste de Paris, tout comme Mixel Berhocoirigoin, Michel Bergouignan, Béatrice Molle-Haran et ­Stéphane Etchegaray. Ils avaient organisé dans le village basque de Louhossoa une opération, interrompue par l’intervention de la police, destinée à démanteler une partie de l’arsenal d’ETA. Une mission qui avait été confiée aux militants par l’organisation indépendantiste basque, laquelle a renoncé à la lutte armée en 2011 [^1]. Le but de ce coup d’éclat, massivement soutenu par la société civile locale : mettre au pied du mur le gouvernement, qui depuis cinq ans n’a jamais désiré enclencher le processus de pacification au Pays basque.

Votre tentative de neutralisation d’armes du groupe ETA a soudain fait remonter à la surface un dossier qu’on pensait archivé…

Txetx : Il est beaucoup plus facile de faire naître un conflit armé que de le résorber : le vieil adage se confirme aussi au Pays basque. Quand ETA a déposé les armes, en 2011, l’espoir était grand ici. Une nouvelle page allait enfin pouvoir s’écrire, pensions-nous, après 81 ans d’affrontements violents et de morts. Car le conflit ne remonte pas aux années 1960, avec le début de la lutte armée menée par ETA, mais au coup d’État fasciste de Franco, en 1936, qui s’accompagne de l’écrasement du gouvernement autonome basque de l’époque, avec des milliers de morts, fusillés ou garrottés, et des vagues de Basques fuyant l’Espagne pour se réfugier en France.

Avec Mixel Berhocoirigoin et bien d’autres ici, nous avons beaucoup combattu la stratégie de lutte armée, que nous jugions contre-­productive, et ETA nous considérait comme des adversaires. Cependant, l’organisation a tenu parole : depuis l’annonce de l’abandon « définitif » de l’action armée, selon ses termes, aucun attentat n’a été commis. Pourtant, la France et l’Espagne ont agi comme s’il n’en était rien.

Quel intérêt ces gouvernements ont-ils à ne pas saisir cette occasion ?

Madrid, en particulier, a considéré qu’il ne lui était d’aucun avantage de se défaire d’un épouvantail bien pratique pour attiser dans l’opinion et les médias l’hystérie anti-ETA, afin de détourner l’attention de la situation économique et des politiques d’austérité, mais aussi, plus globalement, d’une véritable crise de régime, avec les frasques de la famille royale et les scandales de corruption qui ont profondément discrédité les socialistes (PSOE) et les conservateurs (PP).

Le gouvernement espagnol s’attache même à alimenter constamment la tension en aggravant les conditions de détention des centaines de prisonniers d’ETA – éloignement, dispersion, provocations, régime d’exception. Certains, pourtant malades en phase terminale, ne bénéficient d’aucun allégement de peine. D’autres, contre lesquels n’est pourtant pas retenu de crime de sang, sont maintenus au niveau de détention le plus dur depuis vingt ans au moins…

La France, où se trouve sans doute la totalité de l’arsenal d’ETA, et qui détient 80 prisonniers politiques basques, ne prend aucune initiative permettant de débloquer la situation. Il s’agit d’éviter de se fâcher avec le voisin espagnol, le premier concerné par le dossier basque. Ce suivisme encourage objectivement cette intransigeance aveugle.

Pourquoi, au nom de la société civile, avoir choisi d’agir maintenant ?

Parce que nous sommes de plus en plus inquiets. Rajoy et le PP ont réussi à prolonger leur gouvernement, et rien n’indique que sa politique va changer. Depuis cinq ans, nous avons interpellé Paris et Madrid avec constance afin que les autorités enclenchent un processus de désarmement officiel d’ETA, ce qui ouvrirait la voie à une résolution de toutes les situations pendantes, dont la question très sensible des prisonniers. Or, absolument rien n’a bougé, en dépit de nombreux forums et débats organisés par la société civile dans ce sens. Et notamment deux conférences de paix, à Aiete, en 2011, et à Paris, en 2015, avec des élus nationaux et des personnalités comme Pierre Joxe, Kofi Annan, Gro Harlem Bruntland ou Raymond Kendall, ancien directeur d’Interpol. Une Commission internationale de vérification du cessez-le-feu au Pays basque a même établi l’inventaire de l’armement déposé par ETA, et participé à sa mise sous scellés dans des caches. Les personnalités qui la composaient, au-dessus de tout soupçon, ont été inquiétées par des commissions rogatoires espagnoles !

Jusqu’à quand va-t-on laisser pourrir la situation ? Aujourd’hui, il existe de jeunes adultes basques qui n’ont eu de contacts avec leur père ou leur mère qu’à travers un parloir de prison. Dans ce pays qui possède une longue culture de la résistance, les nouvelles générations ne seront-elles pas tentées par la revanche, si tout cela finit dans un sentiment de défaite humiliante et écrasante ?

Nous, militants non violents, jugeons irresponsable d’espérer régler durablement la situation en poursuivant une telle stratégie, qui sera forcément lourde de conséquences sur la société basque.

Étant donné le contexte, vous avez pris des risques réels en choisissant de neutraliser des armes d’ETA…

Et nous l’assumons totalement. Nous voulions faire avancer les choses en posant un acte non-violent, à visage découvert, et qui contienne toute la pédagogie de l’absurdité du blocage actuel – un geste compréhensible par lui-même, sans prise aux manipulations : une organisation armée veut faire constater le démantèlement de son arsenal, et les deux États concernés ne font aucun geste en ce sens.

Ce que nous voulions faire, resté inachevé en raison de l’intervention de la police, le gouvernement aurait pu le conclure depuis cinq ans. Le ministère de ­l’Intérieur nous accuse-t-il d’avoir voulu détruire des pièces à conviction ? Nous avions prévu l’objection : il ne s’agissait pas de compresser les armes, ce qui les aurait rendues non identifiables, mais d’en percer les barillets et d’en scier les canons pour les neutraliser.

Le ministère de l’Intérieur nous traite-t-il de terroristes ? Ça s’est immédiatement retourné contre lui tant les évidences sont contraires. Nous sommes des militants non-violents notoires, convaincus d’avoir la grande majorité de la société basque avec nous. Cette intuition s’est d’ailleurs immédiatement vérifiée : quelques heures après notre interpellation, 4 000 personnes se sont rassemblées à Bayonne, chiffre considérable pour un petit territoire de 300 000 habitants. Tout l’éventail des élus républicains a soutenu la démarche et demandé notre libération, notamment l’ensemble des parlementaires ainsi que plus de la moitié des maires du Pays basque.

Quant aux médias français, ils ont tous bien compris l’enjeu. La plupart ont mis en évidence l’embarras de la situation pour le ministre de l’Intérieur, qui a communiqué de manière indigne sur un « coup dur » porté à ETA et à la mouvance « terroriste ». Et nous avons reçu des messages de soutien discrets de plusieurs personnalités. Que des militants non-violents s’exposent, et de cette manière, pour enclencher concrètement le processus, ça interpelle !

Que comptez-vous faire de ce succès médiatique et d’opinion ?

Continuer ! Lors de ma garde à vue, j’ai déclaré me tenir en permanence à la ­disposition du gouvernement pour aider au démantèlement de 100 % de cet arsenal dans les plus brefs délais. Après des mois de dialogue, nous avons obtenu la confiance de la direction d’ETA, ainsi que la certitude qu’elle est disposée à restituer et à neutraliser la totalité de ses armes. Le stock qui nous a été remis dans le village de Louhossoa représentait le volume significatif d’environ 15 % de l’arsenal sous scellés.

Et si le gouvernement ne veut pas saisir l’occasion d’enclencher le processus de démantèlement ? Alors qu’il a installé le pays dans l’État d’urgence sous couvert de menace terroriste, il laisse depuis cinq ans un tel arsenal dans la nature alors qu’il a les moyens de le récupérer, sans contrepartie politique, en quelques semaines ! S’il arrivait un accident ou que des personnes mal intentionnées se saisissaient d’une partie de cet armement, il devrait en assumer une part de responsabilité.

Cette question restait confinée au seuil des réseaux militants, elle est désormais portée au niveau de l’État français. Dans l’attente de notre procès, dont la date n’est pas connue, le contrôle judiciaire interdit aux cinq militants impliqués de communiquer entre eux. Et si l’on nous empêche de poursuivre, d’autres prendront le relais : nous sommes loin d’être seuls. Le gouvernement fera-t-il arrêter les suivants, parmi lesquels pourraient figurer de nouvelles personnalités françaises ? L’opinion publique le comprendrait d’autant moins.

Hors du Pays basque, vous êtes surtout connu pour votre engagement contre le dérèglement climatique. Y a-t-il une cohérence entre vos militances ?

Plus que d’arracher la liberté de notre pays, nous sommes avant tout attachés à le construire, à bâtir une société basque solidaire, soutenable et juste. Et des jalons importants ont été posés, par exemple en Pays basque Nord [^2], avec la création d’une chambre d’agriculture alternative [^3], d’une monnaie locale écologique et solidaire (l’eusko), des coopératives, des ikastolas [^4], la solidarité envers les migrants, etc.

Ce que nous avons à gagner de cette stratégie constructive et non-violente, c’est un Pays basque épanoui et solidaire avec les autres peuples. Une ambition qui ne peut pas s’exprimer dans un foyer d’exacerbation des passions et de la haine, avec des discours simplistes, des blocages, du repli sur soi. Cela fait des dizaines d’années que nous subissons ce climat délétère qui complique tout ici. Mais la France dans son ensemble le vit aussi désormais : la menace des attentats et le tout-sécuritaire qui les accompagne ont déclenché des passions et des replis, paralysant l’action et détournant des vraies questions. Nous l’avons bien vu après le 13 novembre 2015, le débat public sur le climat en a largement souffert, et les manifestations prévues par la société civile pendant la COP 21 ont été entravées. La transition sociale et écologique a besoin d’une démocratie apaisée pour vraiment se déployer.

[^1] Voir Politis 1433-1434, 22 décembre.

[^2] Dénomination locale de la portion de territoire basque située en France. Le Pays basque Sud, la portion la plus importante, se trouve en Espagne.

[^3] Euskal Herriko Laborantza Ganbara.

[^4] Écoles à statut associatif de langue basque majoritaire.

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