L’illusion d’une victoire

L’élection d’Emmanuel Macron n’efface ni l’éclatement du paysage politique constaté au premier tour ni l’ancrage de l’extrême droite. L’enjeu des législatives n’en est que plus important.

Michel Soudais  • 10 mai 2017 abonné·es
L’illusion d’une victoire
© photo : Eric FEFERBERG/AFP

La victoire d’Emmanuel Macron est incontestable. Pour autant, il est abusif de la présenter comme un triomphe. Elle ne peut être considérée ainsi qu’au regard du parcours personnel du Président élu. On y trouve tous les éléments d’une success story propre à sculpter la légende du fringant ministre qui voulait voir les jeunes rêver d’être milliardaires : sans parti il y a un an, sans même se positionner clairement sur l’échiquier politique, sans expérience d’élu ni même de militant, et à un âge – 39 ans – qui n’est pas celui « qu’il faut » (François Bayrou dixit) pour la fonction suprême, Emmanuel Macron est devenu, le 7 mai, le huitième président de la Ve République. Et le plus jeune des vingt-cinq présidents de la République, juste devant Louis-Napoléon Bonaparte, élu à 40 ans en… 1848.

Sur un plan politique, il est toutefois illusoire d’interpréter son élection comme un vote d’adhésion qui vaudrait plébiscite pour son projet. Certes, Emmanuel Macron bat largement Marine Le Pen, avec un score sans appel de 66,10 % des suffrages exprimés. Il a attiré sur son nom 20,753 millions de voix, davantage que Nicolas Sarkozy en 2007 (18,983 millions) ou que François Hollande en 2012 (18 millions), soit 43,6 % des électeurs inscrits. Un score comparable à celui des présidents élus depuis 1974. Il sort en tête dans tous les départements, à l’exception du Pas-de-Calais et de l’Aisne. Mais dans les enquêtes d’opinion réalisées par Ipsos-Steria [1], à la veille du scrutin, ou de BVA [2], le jour du vote, seulement 16 à 20 % des électeurs d’Emmanuel Macron interrogés déclarent avoir voté pour son projet, 30 % parce que c’est le candidat le moins éloigné de leurs convictions (BVA), 33 % pour le renouvellement qu’il représente (Ipsos), et 8 % pour sa personnalité (Ipsos). Entre 43 et 50 % d’entre eux affirment avoir voté pour le candidat d’En marche ! pour faire barrage à Marine Le Pen. Enfin, selon les données de BVA, 31 % de ses électeurs déclarent avoir hésité entre voter pour lui, s’abstenir ou voter blanc ou nul, signe supplémentaire d’un vote qui ne recueille qu’une adhésion limitée.

L’abstention et le nombre de bulletins blancs et nuls sont d’ailleurs deux données marquantes de ce scrutin. Jamais depuis l’élection présidentielle de 1969, où la gauche était absente du second tour, la participation n’avait été aussi faible pour un deuxième tour. Une part de cette abstention record (25,44 % contre 22,23 % au premier tour) tient à des spécificités locales – elle est de 36 % en Corse – ou à des dimensions socioculturelles classiques, comme le désengagement civique plus prononcé des milieux populaires, note l’historien Roger Martelli sur le site de Regards. On retrouve, par exemple, parmi les 32 départements qui se sont le plus abstenus, 21 qui étaient déjà dans ce cas en 2012. Dans les autres, la progression de l’abstention laisse entrevoir une dimension plus ouvertement politique que d’ordinaire, principalement en provenance, selon les sondages précités, des électorats de Jean-Luc Mélenchon, de François Fillon et de Nicolas Dupont-Aignan.

Ce taux d’abstention est moins inhabituel que l’explosion du vote blanc ou nul. Jamais jusqu’à ce jour on n’avait compté autant de bulletins blancs (3,019 millions) et nuls (1,049 million) dans un scrutin. Ce sont ainsi 8,56 % des électeurs inscrits (11,47 % des votants) qui ont fait l’effort civique de se déplacer pour faire part de leur insatisfaction face au choix proposé. Soit qu’ils rejettent totalement les deux candidats résiduels – ce serait le cas de la moitié d’entre eux, selon Ipsos – ; soit qu’ils jugent qu’aucun des deux ne correspond à leurs idées ; soit, enfin, qu’ils estiment que leur vote ne servirait à rien, le match étant joué d’avance.

Malgré les multiples injonctions et les sommations les invitant à voter Macron pour « faire barrage à l’extrême droite », nombre d’électeurs n’ont ainsi pu se résoudre à voter, en raison de son projet politique, pour celui qui était présenté comme « le candidat de la République ». Et ceux qui l’ont fait y sont allés par défaut. L’élection d’Emmanuel Macron, dans un tel contexte, n’efface donc en rien le morcellement politique du premier tour, qui a vu quatre candidats, aux orientations très différentes (sinon radicalement divergentes), arriver dans un mouchoir de poche. Et s’effondrer les deux principales formations politiques qui ont assumé l’exercice du pouvoir depuis quarante ans. Une élection qui n’efface en rien la percée idéologique de l’extrême droite.

En gagnant près de 3 millions de suffrages en deux semaines, et en rassemblant plus de 10 millions de bulletins à son nom, Marine Le Pen pulvérise tous les records de l’extrême droite en France. Ce qui l’autorisait, quelques minutes après la clôture du scrutin, à se réjouir, malgré sa nette défaite, de son « résultat historique et massif ». Son père, Jean-Marie Le Pen, lui, avait peu progressé face à Jacques Chirac entre les deux tours en 2002. La candidate FN connaît ses meilleurs résultats dans les petites communes, de moins de 2 000 habitants, quand le vote Macron est d’abord un vote urbain – il recueille 79,2 % dans les 41 villes de plus de 100 000 habitants, mais « seulement » 58 % dans les 30 017 communes de moins de 2 000 habitants. Marine Le Pen est ainsi arrivée en tête dans 9 193 communes de France métropolitaine, et dans plus de la moitié des communes de neuf départements (Aisne, Alpes-Maritimes, Ardennes, Aube, Nord, Oise, Pas-de-Calais, Somme, Var). Ce qui atteste d’un « processus inquiétant d’ancrage territorial et sociologique », souligne Roger Martelli. Sans surprise, c’est parmi les CSP+ qu’Emmanuel Macron fait ses plus gros scores (76 %), dont 79 % chez les cadres, selon BVA, quand Marine Le Pen attire 50 % du vote des CSP- (59 % chez les ouvriers).

Il y a là un enjeu de reconquête politique que la dérégulation du marché du travail, la baisse des dépenses publiques et la réduction du nombre de fonctionnaires, inscrites dans le projet d’Emmanuel Macron, ne peuvent résoudre. Il n’est pas étonnant dès lors que 61 % des personnes interrogées par Ispos-Steria ne souhaitent pas que le Président élu ait une majorité à l’Assemblée nationale en juin prochain. Mais si cette reconquête constitue l’un des enjeux des législatives, elle prendra du temps.

[1] Enquête Ipsos-Steria pour France Télévisions, Radio France, Le Point et Le Monde, réalisée par Internet entre le 4 et le 6 mai auprès de 4 838 personnes inscrites sur les listes électorales.

[2] Enquête BVA-Salesforce pour la presse régionale et Orange, réalisée par Internet le 7 mai auprès d’un échantillon de 2 877 électeurs inscrits sur les listes électorales.

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