Réforme de l’audiovisuel : « On pourrait rêver d’une autre table rase »

Figure du documentaire sur Arte, Thierry Garrel défend une réforme qui serait moins comptable qu’organisationnelle.

Jean-Claude Renard  • 21 novembre 2018 abonné·es
Réforme de l’audiovisuel : « On pourrait rêver d’une autre table rase »
© photo : Isabelle Boitet/AFP

Près de quarante ans dans l’audiovisuel public, de la recherche à la production. Tel est l’itinéraire de Thierry Garrel. À la tête de l’unité documentaire de La Sept, puis d’Arte, de 1987 à 2008, il a accompagné notamment les œuvres de nombre de personnalités, comme Frederick Wiseman, Rithy Panh, Agnès Varda, Amos Gitaï, ou encore Nicolas Philibert, Mariana Otero et Didier Cros, favorisant une politique éditoriale ambitieuse. C’est avec la même exigence qu’il observe aujourd’hui la réforme de l’audiovisuel public.

Quel regard portez-vous sur l’évolution de l’audiovisuel public ?

Thierry Garrel : Voilà longtemps que les machines à communiquer font l’objet d’interrogations, à la fois sur les modes de fabrication, les missions, les formes et le renouvellement des programmes. Pierre Schaeffer employait cette métaphore : il disait qu’on avait là « des monstres du quaternaire : un énorme corps avec un tout petit cerveau en haut ! ». C’est la raison pour laquelle les dinosaures ont disparu, ils n’ont pas supporté cet énorme corps ! Ainsi, en s’interrogeant sur ces vastes organisations, on s’est vite aperçu que leur propre gestion les empêchait de remplir leurs missions. Or, pour moi, la télévision est une affaire de santé publique, comme l’éducation. Malheureusement, on observe que ce service s’est appauvri, se méfiant d’objets télévisuels ou radiophoniques un peu risqués. On fait des choses propres, bien cadrées, comme s’il s’agissait d’un modèle pédagogiquement bon, politiquement correct. Ça devrait être tout le contraire. On fait du « reader’s digest » pour conforter l’audimat !

On pourra toujours vous dire, par exemple, que le documentaire est partout. Certes, mais on affaiblit en même temps son impact réel sur le public, ce qui est le plus important – non pas pour le « contrôler », mais pour l’aider à mieux être. Un lien direct s’est perdu, faisant de chacun de nous un consommateur. Même sur Arte, qui a abandonné la case des films documentaires « Grand Format », on a l’impression qu’il y a maintenant une frilosité sur la singularité des œuvres… Or, il n’y a pas deux auteurs semblables. Didier Cros, c’est Didier Cros ! Avec son rapport personnel au monde qui fait que personne ne peut l’imiter.

Comment observez-vous les coupes budgétaires, qui touchent principalement France Télévisions mais aussi l’ensemble de l’audiovisuel public ?

Pour France Télévisions, c’est énorme et regrettable. Ce sont des coupes qui affectent le budget global. C’est la raison pour laquelle il vaut mieux compter sur un budget affecté par la redevance plutôt que sur une dotation de l’État, qui, au gré des années, peut évoluer et surtout diminuer. C’est ainsi que la télévision grecque a été fermée. Quand on procède à des restrictions budgétaires pareilles, même si on ne connaît pas encore les pourcentages des coupes dans tel ou tel secteur, on peut être absolument certain que cela affectera les programmes, car c’est là que circule l’argent. Et cela touchera nécessairement la fiction et le documentaire.

La suppression de la publicité est-elle une bonne idée ?

La publicité est devenue un problème à partir du moment où on a commencé à transférer les financements au lieu d’augmenter la redevance. En pensant que la publicité pourrait financer le secteur, on a créé un cercle vicieux. D’abord en mettant les programmes entre les mains des annonceurs, qui ont très vite contrôlé les grilles. Le fait d’asservir des cases à des espaces publicitaires modifie le prime time, qui devient commercial, sans quoi les annonceurs se retirent. Au mieux, on est obligé de faire des concessions.

Une fois que le mal est fait, dire que l’on va supprimer la publicité, comme cela a été évoqué un certain nombre de fois, est hypocrite. Cela ne tient que si on augmente simultanément la redevance. Mais qui osera le faire, quel que soit le gouvernement ? L’argent public est toujours limité (limité, rappelons-le au passage, par les paradis fiscaux et les obscènes « optimisations fiscales »). Dans ce sens, les chaînes privées, qui évidemment se réjouissent d’une suppression de la pub sur le service public, même si l’essentiel est déjà parti chez les Gafa (1), rêvent d’un service public à l’américaine, exsangue, faisant constamment appel aux dons, au mécénat.

La clé, c’est donc la redevance…

Quand on me demande à quelle hauteur je la fixerais, je dis toujours « un peu plus haut encore », sans donner de chiffre. Le décrochage voulu par François Léotard [ministre la Culture de 1986 à 1988, NDLR] il y a trente ans pour des raisons électoralistes n’a jamais été rattrapé, ce qui a entraîné une paupérisation de l’audiovisuel public. La bonne idée, maintenant, serait d’élargir l’assiette de la redevance, sachant qu’il s’agit d’une taxe spécifique, allant directement à l’audiovisuel. Cet élargissement doit justement toucher essentiellement les grandes compagnies que sont les Gafan (2). Cela n’empêche pas de se poser la question de la légitimité de la redevance. Dans ce sens, le référendum suisse [initié par les néolibéraux, NDLR] portant sur son éventuelle suppression est éclairant. La population a refusé la suppression à plus de 70 %, alors que le montant de cette taxe s’élève à 387 euros par an, conférant une obligation d’exigence à la télévision suisse. Le service public français devrait aller dans ce sens.

En termes de coûts, doit-on continuer d’externaliser nombre de programmes plutôt que de les produire en interne ?

Ce fonctionnement est d’autant plus scandaleux qu’il coûte très cher. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’un animateur connu a été débarqué récemment [Patrick Sébastien, NDLR]. Les industries du divertissement sont des excroissances, mais les gens qui organisent le divertissement ont acquis une puissance médiatique telle qu’ils imposent leurs conditions financières. Ce sont des sommes gigantesques qui sont engouffrées ici, avec la justification perverse que les émissions concernées réalisent de grosses audiences, qui elles-mêmes génèrent des recettes publicitaires. Mais qui a dit qu’il fallait au service public le plus grand nombre de téléspectateurs à tout instant ? Que l’on serve l’ensemble de la population des téléspectateurs successivement, oui, puisque c’est financé par la collectivité, mais à tout instant…

Comment jugez-vous la suppression de France 4 et de France Ô ?

Que dire, sinon que France Ô a raté sa mission ? Le référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, qui n’a pas été traité – ou mal –, en est un exemple. Sur NC La Première, entité de France Ô, il ne s’est rien passé côté kanak ! On ne s’est pas posé la question de la fonction sociale de la télévision, ni celle de ses enjeux en termes de santé publique. Pourtant, à l’ouverture d’un canal, la première question devrait porter sur son rôle d’éditeur de programmes. C’est valable pour toutes les chaînes, de France Ô à France 4.

Quelle serait selon vous une bonne réforme de l’audiovisuel public ?

Une réforme qui ne serait pas comptable mais structurelle. On pourrait rêver d’une autre table rase, comme il y a eu La Sept puis Arte, quand on a d’abord pensé programme et ensuite organisation. La raison d’être d’une chaîne, c’est le programme. Nous avons construit des écoles pour éduquer les enfants, qu’on ne nous demande pas de faire des enfants pour remplir les écoles ! C’est pareil pour l’audiovisuel public, quand on vous demande un projet qui puisse coller à une grille. Il faut fonctionner à l’inverse. La grille ne doit être organisée que pour bâtir un ensemble d’objets et les rendre compréhensibles.

La question à se poser est : comment introduire un programme puissant et durable avec un fort impact ? Il ne s’agit pas de se demander comment remplir les tuyaux – des tuyaux qu’on nourrit de programmes jetables. Il existe une sous-conscience des enjeux, une méconnaissance, à l’extérieur, du « comment cela s’organise » et, à l’intérieur, du « comment cela pourrait s’organiser pour être une meilleure machine ». Meilleure dans sa fonction éditoriale et sa nécessité de créer ou de repérer des objets originaux. Si le programme est au centre, et non pas à la périphérie, alors ce sont les professionnels des programmes qui doivent avoir le pouvoir. Or, ils ne l’ont pas. Celui-ci appartient à la structure.

Il existe trop de niveaux décisionnels. Quand il y a trop de filtres, on produit « moyen ». Avec des maisons de production qui garantissent le minimum, proposent toujours les mêmes formes, les mêmes styles, un robinet d’eau tiède. Mais le service public se doit de produire de l’extrême, pas du moyen ! Cela ne passera pas par une réforme globale, mais par une réforme organisationnelle. Aujourd’hui, les chargés de programmes sont des chiens battus, ou dans l’autocensure, ou devenus cyniques, ou bien ils se battent dans des proportions énormes pour des résultats minimes. S’il y a des auteurs, des personnes qui ont de l’ambition, il faut également qu’il y en ait qui soient capables d’entendre cette ambition, pour « mettre en circulation des objets inquiétants », comme disait Jean Rouch.

(1) Les géants du web que sont Google, Apple, Facebook et Amazon.

(2) Les Gafa + Netflix.

Thierry Garrel Ancien directeur de l’unité documentaire d’Arte.

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