En Ukraine, lutter contre la « haine de genre »

À Kiev, l’association Insight soutient des femmes ciblées pour leur orientation sexuelle ou leur identité de genre, mais aussi leur origine ethnique ou leur position sur la guerre du Donbass.

Patrick Piro  • 18 décembre 2019 abonné·es
En Ukraine, lutter contre la « haine de genre »
Une manifestation à Kiev pour la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2019.
© Sergii Kharchenko / NurPhoto / AFP

À l’intérieur, murs clairs, poufs de couleurs vives, ambiance militante mais cosy. Le local d’Insight affiche l’accueil et la convivialité comme valeurs cardinales. Côté rue, pas le moindre signalement. L’adresse, dans un modeste quartier résidentiel de Kiev, n’est pas publique et on communique par messageries cryptées : l’association, qui apporte un soutien aux personnes LGBTQI (1), est devenue l’une des cibles privilégiées de la « haine de genre » en Ukraine.

« Les chercheurs européens sont actuellement très friands d’études sur -l’ultra-droite en Ukraine. Il leur est fréquemment suggéré de venir nous rencontrer en premier lieu », remarque Olena Shevchenko, directrice de l’association qu’elle a fondée avec deux amies en 2007. Elle manie un humour discrètement cynique, comme une mise à distance des menaces permanentes qui pèsent sur l’association, et d’abord sur ses militantes. Insight se revendique d’abord « féministe et privilégiant l’aide aux femmes » car, en Ukraine, explique l’association, la majorité des organisations de soutien aux personnes LGBT s’occupent d’hommes.

La volonté de l’Ukraine de se rapprocher des normes sociétales de l’Occident livre des signes visibles. En juin 2019, la marche des fiertés LGBT a draîné plusieurs milliers de personnes dans Kiev, contre quelques centaines en 2013, première édition. De nouvelles lois pénalisent les discriminations. « Cependant, elles restent peu appliquées, faute de moyens. On peut porter plainte auprès de la police, mais le relais judiciaire est pratiquement inexistant », explique Olena Shevchenko. Et l’homophobie reste fréquente.

Le conflit dans l’est du pays n’aide pas. En 2014, l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass, en partie occupé par des séparatistes soutenus par Moscou (2), ont exacerbé le nationalisme, enhardissant la frange la plus conservatrice des ultras. « Or la guerre affecte surtout les personnes que nous cherchons à aider, quel que soit leur ralliement. » Dans les territoires occupés, où principes démocratiques et droits humains sont bafoués, il faut cacher son orientation sexuelle ou son identité de genre si elles ne sont pas dans la « norme ». Toute « propagande » à ce sujet est pénalisée, comme en Russie depuis 2013. « Les relations homosexuelles y ont même un temps été criminalisées », souligne Oleksandra Romantsova, directrice du Center for Civil Liberties. Des témoignages font état de torture « et même d’exécutions », rapporte Yevgeniy Zakharov, directeur du Kharkiv Human Rights Protection Group (KHPG).

De nombreuses personnes LGBT ont fui le Donbass, principalement vers Kiev, et Insight a dû faire face à l’urgence humanitaire. L’association ouvre alors un appartement pour les accueillir. Le Refuge, premier du genre en Ukraine, abrite une dizaine d’occupantes, qui reçoivent une aide gratuite – nourriture, produits d’hygiène, carte de transport, prestations sanitaires d’urgence, soins psychologiques, conseils juridiques, etc. L’accueil est limité à trois mois, le temps de trouver un logement et du travail. « C’est l’un des seuls lieux où elles ont pu trouver à s’exprimer librement, commente Olga Olshanskaya, coordinatrice du lieu. À plus de 40 ans, certaines parlaient pour la première fois de leur sexualité. Hélas, nous avons dû fermer le lieu en septembre, faute de financement… »

Insight apparaît comme l’une des uniques organisations ukrainiennes travaillant la dimension de l’intersectionnalité, soit la conjonction de plusieurs discriminations. Ainsi du statut de « femme, lesbienne et de culture tatare », ou encore de « déplacée de l’Est et transexuelle ». L’association se réclame de l’écoféminisme, qui analyse l’oppression subie par les femmes et la nature comme découlant de la domination patriarcale et machiste (lire pages 24-25). « Insight participe à des marches écologistes, se mobilise contre les dommages environnementaux, organise des ateliers pratiques de recyclage, de tri des déchets, etc. », indique Nina Yeriomina, chargée des questions écologiques chez Insight.

L’association elle-même est victime d’une forme d’intersectionnalité. « Nous sommes perçues comme promotrices d’une “idéologie de genre” gauchiste, ce qui veut dire ici marxiste et même pro-séparatiste, dans un pays qui a enclenché une “décommunisation” (3) active », souligne Olena Shevchenko. Sommité locale, elle affronte sa notoriété avec un courage qui force l’admiration de son entourage. Elle envoie un texto et des photos d’écorchures sur sa main et son genou. « Je viens d’être attaquée par deux homophobes qui m’ont poussée dans le dos en criant “lesbienne”. Tout va bien. » Toujours cette pointe d’autodérision…

(1) Lesbiennes, gays, bis, trans, queer et intersexes.

(2) Lire Politisn° 1580.

(3) Élimination des signes de l’époque soviétique (noms de rues, statues, monuments, etc.).

Monde
Publié dans le dossier
Féminismes : Les nouvelles voix
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