« Merdeille », de Frédéric Arnoux : Destin de nulle part

Dans Merdeille, Frédéric Arnoux raconte avec une drôlerie grinçante la vie de populations reléguées, à la limite du fantastique cauchemardesque. Un coup de maître dans cette « rentrée littéraire ».

Christophe Kantcheff  • 26 août 2020 abonné·es
« Merdeille », de Frédéric Arnoux : Destin de nulle part
L’écriture de Frédéric Arnoux accroche immédiatement par sa musicalité mordante.
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Commençons l’exploration de cette « rentrée littéraire » hors des sentiers battus. La très jeune maison d’édition Jou, fondée en 2017, publie un texte roboratif qui tranche par sa singularité dans un paysage romanesque dont on espérerait toujours plus de relief. Il s’agit de Merdeille, le deuxième roman de Frédéric Arnoux – livre non répertorié par le magazine de la profession, Livres hebdo, dans son numéro du 3 juillet annonçant les 511 romans de la fin de l’été, avec « beaucoup de valeurs sûres », est-il précisé. Voici donc le 512e, qui n’appartient certainement pas à la catégorie « valeurs sûres », mais à celle des voyages aventureux.

Merdeille : bonheur du titre. Mélange de merde et de merveille (à prendre en son sens surnaturel), avec une trouvaille verbale tout en euphonie. En un mot l’esprit de ce roman. « Ses deux poings, c’est tout son savoir-faire. Deux étoiles filantes en plein jour. Même pas le temps de faire un vœu tellement ça va vite. Direct uppercut crochet, peu importe. Kiki c’est un autodidacte, il a jamais étudié les classiques. Droite ou gauche, ça fait aussi mal les deux. » Ainsi entre-t-on dans Merdeille, dont l’écriture accroche immédiatement par sa musicalité, le travail sur l’oralité et les formes familières. Ce n’est pas rien d’être pris d’emblée par un rythme, une voix, d’autant que cette partition-là crée un univers vraiment original.

Le copain de Kiki, celui qui allonge ses coups à qui veut bien les recevoir, est le narrateur de cette histoire. Les deux ados vivent quelque part qui ressemble à nulle part, un endroit dénué de routes pour s’y rendre ou en partir. « Là-où-on-habite, c’est quand même tout près de rien. » L’endroit ne sera jamais autrement désigné que par ce vocable, en opposition à « là-où-on-habite-pas », ou « la ville des dentistes », dont Kiki fait la fortune en détruisant des mâchoires.

« Là-où-on-habite », c’est « quatre bâtiments avec au milieu le terrain de foot plein de trous ». D’un côté, la montagne ; de l’autre, un lac artificiel dû à l’Association des dentistes pour un monde meilleur, qui l’a -transformé en poubelle. Un lac pollué au dernier degré et même au-delà, où poussent des algues géantes anthropophages, et dont les poissons ne rêvent que d’une seule chose : qu’on les en retire… Une ligne de chemin de fer passe à proximité sans qu’aucun train s’y arrête ; l’incinérateur installé près du lac délivre ses bonnes odeurs ; et, au loin, le centre commercial affiche dans le ciel toutes ses promos, avec force couleurs tel « un feu d’artifice ». Un lieu de rêve ou de cauchemar.

Merdeille dresse la chronique tragicomique de la vie quotidienne de « là-où-on-habite ». Son style ignore le réalisme ou le naturalisme, registres les plus souvent employés pour décrire le monde qui souffre, celui des classes populaires, de ceux « qui-ne-sont-rien » comme dirait l’autre. Ici, le mode bouffon hallucinogène règne en maître. Il n’est pas le moins efficace pour traduire une vie de relégués : « Avant de sortir des bâtiments, il faut toujours regarder en l’air. C’est une habitude à prendre. Ça arrive qu’on oublie et des fois un voisin vous tombe sur les pieds. Ou juste derrière. La chance quoi. D’autres fois il se passe rien, ça arrive. Mais le plus prudent, c’est quand même de lever le nez. Ce qu’a oublié de faire le mari de madame Fofana un jour de chasse aux rats […]_. Monsieur Fofana, dans le feu de l’action, il a pas levé le nez. Il s’est pris la dame du premier étage. Elle s’était pas jetée de chez elle, elle était montée sur le toit pour être sûre de pas se louper. Monsieur Fofana est mort. Le rat, on l’a jamais retrouvé. Elle, elle peut plus marcher. »_ Ça grince comme une comédie italienne, type Les Monstres, mais en plus noir, si possible.

Comment font le narrateur, son copain Kiki et les autres pour supporter un tel marasme ? L’alcool à 90° aide, qu’on ingurgite à qui mieux mieux, de préférence chaud dans des bols. Le narrateur se change les idées en allant observer les arbres bizarroïdes, inconnus de son livre sur les espèces, auxquels il a donné des surnoms : le Guirlande, aux branches qui clignotent, le Pince-à-Linge, dont la puanteur force à se boucher le nez, ou le Super-U, qui « donne des pommes des cerises des patates et des fois des éponges avec le côté qui gratte ». Il faut dire que ces arbres poussent dans un bois jouxtant le fameux lac artificiel.

Et puis il y a l’amour. Le narrateur est tombé amoureux d’une jeune fille dont le cousin tire des revenus en la tenant enfermée dans une cave où elle est violée par une (grande) partie du voisinage. Bien que le narrateur soit transi devant elle, on imagine qu’il va tenter de la sortir de là.

Nous disions plus haut que Merdeille raconte la (sur)vie quotidienne de « là-où-on-habite ». Pas seulement. Des drames s’y déroulent, qui ont pour origine des déplacements de population dus à ceux de la ville, ces « dentistes » à la bonne mine qui vantent les mérites de la « mondolisation ». On entasse les pauvres au fin fond du décor, et avec un peu de chance ils s’entre-tueront. Parfois, ça va plus loin. Frédéric Arnoux imagine un monde qui se militarise avec l’appui de religieux, des « biblistes ». On déporte, on éradique. Le roman ne change pas de ton pour autant. C’est ce qui fait jusqu’au bout sa force. La noirceur et la charge politique du livre sont sans cesse portées par un regard de cruauté innocente et fantasque. On pourrait même dire : d’amoralité joyeuse. Merdeille relève d’un sacré tour de force littéraire.

Merdeille, Frédéric Arnoux, éditions Jou, 160 pages, 13 euros.

Littérature
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