Claudel, titan contradictoire

Une nouvelle génération regarde l’auteur de « Partage de midi » avec un œil neuf. Depuis les acteurs de la pièce jouée actuellement à la Comédie-Française jusqu’aux chercheurs qui vont se réunir dans le château du poète.

Gilles Costaz  • 21 juin 2007 abonné·es

Paul Claudel change de mains. C’est normal. Les nouvelles générations reconsidèrent toujours les écrivains qui les ont précédées, surtout quand ils sont massifs. Propriété de la classe intellectuelle catholique, Claudel (1868-1955) fut longtemps joué comme à la messe quand il était mis en scène par d’autres artistes que Jean-Louis Barrault, plus panthéiste que chrétien. Puis il intéressa les marxistes, tels Antoine Vitez, qui fut le premier à monter les douze heures de l’intégralité du Soulier de satin , et Bernard Sobel. Aujourd’hui, le changement de regard est encore plus perceptible à travers deux événements. D’abord la nouvelle version de Partage de midi à la Comédie-Française, puis les prochaines rencontres de Branguesn (Isère), dans le château qui appartient à la famille Claudel.

Au Français, l’on voit depuis deux mois Marina Hands, la fille de Ludmila Mikaël, qui a joué Partage de midi sous la direction de Vitez, interpréter à sa façon le même rôle d’Ysé. Le jeu est plus jeune, plus mutin, plus sensuel, et tout aussi profond. Le metteur en scène, Yves Beaunesne, appartient lui aussi à des décennies où l’on préfère la fureur poétique à la méditation sur l’au-delà. Pour lui, Claudel est un sauvage, et sa prose danse une gigue qui ne respecte rien. En conséquence, il demande aux acteurs de ne pas toujours respecter les liaisons dans leur diction. Cela donne d’étranges choses. Mais Beaunesne est si fin, en réalité, qu’il compose un spectacle respectueux avec un zeste de chahut.

Partage de midi , c’est l’aveu masqué d’une liaison coupable dont naquit un enfant adultérin, la vie d’une Ysé très infidèle, le conflit d’appétits amoureux mais aussi financiers qui poussent les mâles à chercher fortune en Asie. En même temps, c’est un chant d’amour des plus nobles qui s’exprime à travers les miroitements infinis d’une langue océane et dans l’affirmation que le sentiment domine à travers les tromperies, les hasards et le fatras de l’existence. Ysé a beau être la femme officielle d’un financier douteux et la maîtresse d’un affairiste du caoutchouc, elle sera toujours la compagne absolue du consul Mesa, comme lui sera à jamais son amant sur la terre et dans l’au-delà.

Les acteurs du Français atteignent cette périlleuse harmonie du spirituel et du charnel : Marina Hands, qui donne une vitesse nouvelle au rôle ; Éric Ruf, qui compose un Mesa douloureux dont la plainte chante en de multiples échos ; Hervé Pierre et Christian Gonon. Lumineuse est cette mise en scène, même si trop nocturne dans sa première partie, que Claudel voulait absolument solaire. La violence païenne et sensuelle qui l’habite nous fait préférer la pièce aux écrits les plus étroitement chrétiens de l’auteur. L’Annonce faite à Marie , avec son miracle d’un enfant mort qu’on ressuscite, nous paraît un maniement de grandes orgues au service d’une conception idolâtre et néfaste de la religion. D’ailleurs, l’auteur, longtemps, s’opposa à ce qu’on monte Partage de midi , qui pouvait être lu mais non pas présenté en public : l’oeuvre révélait trop sa vie secrète et son péché…

L’autre grand rendez-vous claudélien de cette fin de saison se tient chez l’écrivain lui-même, puisque la famille, qui conserve le château de Brangues (non sans querelles intestines, semble-t-il), y organise des rencontres annuelles. C’est un petit festival qui n’attire pas mille personnes, puisqu’il compte plus de colloques et de débats que de spectacles. Mais toutes les grosses têtes claudéliennes du monde entier sont passées par cet endroit, y viennent cet été ou y viendront les années suivantes. Depuis 2005, Christian Schiaretti est l’animateur des rencontres et milite pour la création d’un Centre culturel à Brangues, ouvert à l’exégèse et à la création de spectacles.

Pour le moment, l’idée de centre culturel reste un beau rêve, mais les rencontres 2007 traiteront de trois thèmes forts : Claudel et Jean-Louis Barrault, la scène et le monde, la quête. Avec des invités d’envergure : Marina Hands, Éric Ruf, Geneviève Page, Didier Sandre, Madeleine Marion, pour les acteurs (notamment), Jacques Roubaud, Michel Vinaver, Florence Delay, Yves Beaunesne, Édouard Glissant, Jean-Loup Rivière, pour les metteurs en scène et écrivains…

Schiaretti, directeur du TNP de Villeurbanne, qui vient d’obtenir le prix du Syndicat de la critique pour sa mise en scène du Coriolan de Shakespeare, n’a rien du claudélien bourgeois. Comme ses aînés Vitez et Sobel, il revendique une certaine filiation avec le marxisme, ce qui doit horrifier les catholiques traditionalistes de la famille : « L’approche marxiste permet de regarder Claudel dans sa dimension complexe et non idéologique , nous dit-il. Le communisme a été un humanisme. On lui doit le développement de la curiosité et de l’éducatif. Dans cet esprit-là, on peut faire face à Claudel, ce titan contradictoire. » En fait, ce qui obsède Schiaretti, c’est la transmission des codes de jeu : « La langue de Claudel part dans tous les sens. Les jeunes acteurs ne savent pas par où la prendre. Nous invitons les grands acteurs historiques pour cela. »

Claudel reste un poète encombrant. Mi-Rimbaud, mi-Bossuet. Luxuriant comme la forêt vierge, étriqué quand il est conservateur et réactionnaire. Rendez-vous aussi nous est donné à Avignon avec l’Échange , pièce jouée et mise en scène par Julie Brochen. L’été sera claudélien, pour une nouvelle mise à nu de ce diable habillé en ermite, en ambassadeur et en pénitent.

Culture
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