Les 35 heures, un cas d’école

Le travail doit-il être au centre de tout projet de gauche ?

Michel Husson  • 27 septembre 2007 abonné·es

La gauche est menacée par la tentation de la table rase. Puisque la gauche, ou plutôt les gauches, a vu ses programmes battus, la nécessaire refondation passerait par une révision ou une « modernisation » de ces programmes. C’est très discutable : un programme battu n’est pas forcément mauvais, et il ne suffit pas d’avoir un « bon » programme pour qu’on se mobilise ou qu’on vote pour lui. Il doit paraître souhaitable et crédible, mais il ne doit pas non plus avoir été déconsidéré par des mises en oeuvre inachevées. La réduction du temps de travail (RTT) est de ce point de vue un véritable cas d’école.

Les raisons du bilan ambigu des 35 heures sont connues. La gauche gouvernementale a multiplié des aménagements qui ont perverti le projet initial. Le principe de maintien du salaire avait été affirmé et, en contrepartie, des aides publiques avaient été prévues. C’était déjà discutable, mais le pire est que leur attribution a été progressivement déconnectée des créations d’emplois. Pour une baisse de 10 % du temps de travail, il fallait, pour obtenir ces aides publiques, créer 10 % d’emplois dans la loi Robien (votée par la droite mais facultative) puis 6 % dans la loi Aubry 1, et finalement 0 % dans la loi Aubry 2. Dans le même temps, on multipliait les échappatoires et les restrictions en instituant un régime spécial pour la fonction publique, les entreprises de moins de 20 salariés, en augmentant le quota d’heures supplémentaires au lieu de le réduire, en les « détaxant » en partie (déjà !) dans les entreprises de moins de 20 salariés. L’absence d’exigence quant aux créations d’emplois a permis une intensification du travail, mesurable par le bond en avant de la productivité horaire, et vécue durement par les salariés. Dans la fonction publique, et notamment dans les hôpitaux, le passage aux 35 heures ne s’est accompagné d’aucune création de poste, le gouvernement donnant ainsi le mauvais exemple au patronat du privé. Beaucoup d’accords ont institué un gel durable des salaires, et pas mal de salariés ont perdu du pouvoir d’achat avec la réduction des heures supplémentaires. Pour les femmes employées à temps partiel, rien n’a été fait pour saisir l’occasion d’affirmer le droit à un travail à temps plein (« travailler plus » !). Pourtant, on peut imputer aux 35 heures environ un quart des deux millions d’emplois créés entre 1997 et 2002.

Il faut donc trancher : ou bien les effets négatifs dénoncés sont des attributs inévitables de la RTT et, en ce cas, les 35 heures équivalaient, et équivalent forcément, à plus de flexibilité et à une dégradation des conditions de travail ; ou bien ces effets néfastes sont liés aux modalités pratiques du passage aux 35 heures, et il faut le dire. On est alors au coeur du sujet, qui est d’abord une véritable question d’économie politique. Les projets alternatifs doivent être cohérents et mettre en avant des mesures en adéquation avec l’analyse de la situation. Pour les libéraux, une des principales causes du chômage est le coût trop élevé du travail : donc, il faut le baisser. Il y a là une forte cohérence entre l’analyse et les propositions. Le social-libéralisme ne dispose pas d’une semblable cohérence et mange, en quelque sorte, à tous les râteliers : un peu plus de croissance, un peu plus de formation, un peu plus de flexibilité, mais avec un peu de sécurité aussi, un doigt de réduction du temps de travail et une réforme du financement de la Sécurité sociale qui taxe moins le travail. Mais tout cela est à peu près aussi flou que l’analyse du chômage qui se trouve derrière. Quant à la gauche radicale, son analyse du chômage est simple : c’est la contrepartie d’une répartition des richesses tordue en faveur des rentiers. Le remède l’est tout autant : il faut renouer avec la RTT et faire payer par les dividendes la création de nouveaux emplois. La conclusion, qui peut paraître conservatrice, est qu’il faut approfondir le projet mais que la refondation d’une véritable gauche ne passe pas par une remise en cause fondamentale de cette analyse du chômage.

Mais il faut aussi que les mesures proposées paraissent crédibles, autrement dit, que les citoyens se les approprient comme un véritable projet. Il existe un degré optimal de radicalisme qui permet de convaincre que ce que l’on propose est à la fois souhaitable et possible. Cela exclut le social-libéralisme, qui propose des choses possibles mais pas enthousiasmantes, et le révolutionnarisme, qui propose des choses souhaitables mais apparemment impossibles. Il ne s’agit d’ailleurs pas de la même définition du possible dans chacune de ces postures, et il faut distinguer ici crédibilité économique et crédibilité politique. Une mesure comme le passage en cinq ans aux 32 heures, avec maintien du pouvoir d’achat et obligation d’embauches, n’attire que dérision de la part des économistes officiels. Un tel projet est pour eux manifestement impossible et anti-économique. Ils ont à la fois raison ou tort selon qu’on conserve ou non les règles actuelles de fonctionnement de l’économie. Une bascule des rentes financières vers les salaires est neutre du point de vue de la compétitivité et de la capacité de financement de l’investissement.

La vraie question n’est donc pas strictement économique : elle est de savoir s’il est possible d’instaurer un rapport de forces suffisant pour imposer cette inflexion majeure. Cela suppose, pour aller vite, d’instaurer une dialectique entre contre-expertise (c’est possible) et mobilisation sociale (c’est ce que nous voulons), et une claire conscience des affrontements sociaux nécessaires. En deçà d’un certain degré de conflictualité, l’espérance de transformation sociale est nulle. Et l’expérience des luttes sociales récentes montre que ce seuil est relativement élevé (davantage en tout cas que celui qui est admissible par le social-libéralisme), mais aussi qu’il est vite atteint. C’est ce qui fonde la raison d’être d’une gauche radicale.</>

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