La nuit familiale

Deux pièces de Carole Thibaut, jeune auteure audacieuse à l’écriture noire et lumineuse. Dont un drame opposant un père et sa fille, « Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ? ».

Gilles Costaz  • 24 avril 2008 abonné·es

Un diptyque au Théâtre de l’Est parisien et la publication d’une de ces deux pièces par l’éditeur Emile Lansman donnent un coup de projecteur sur Carole Thibaut, une jeune auteure avec laquelle il faudra compter. Avec qui on compte déjà, puisque cette dramaturge-metteur en scène a déjà huit pièces publiées ou jouées à son actif et assure jusqu’à la fin juin une présence d’ « écrivaine engagée » dans ce théâtre du XXe arrondissement de Paris dirigé par Catherine Anne.
Le double volet programmé comporte une « farce tragico-burlesque » sur la vie d’une enfant supportant à la fois la violence de son père et l’indifférence de sa mère, Avec le couteau le pain. Et une pièce qu’on qualifiera de drame, Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ?

Cette dernière se déroule dans une ville indéterminée. Un homme âgé, portant une valise, vient revoir sa fille qu’il n’a pas vue depuis dix ans – c’était à l’occasion de la mort de la mère. Il n’est pas bien accueilli ! Pourquoi la question de laisser les « vieux pères manger seuls aux comptoirs » se pose-t-elle ? Parce que la fille garderait bien sa porte fermée et hésite fort à héberger pour la nuit un homme qu’elle ne hait sans doute pas mais qu’elle rejette avec toute la violence de leur histoire commune.
Le père est fatigué, malade, mourant, et pas mal alcoolique. Entre eux, des années d’hostilité. Une hostilité née d’une relation d’oppression et une différence culturelle : lui est un homme du bas de l’échelle, fort de ses prétendus droits de chef de famille ; elle s’est battue pour sortir de ce monde difficile et acquérir un statut envié de chercheuse. Le père a un service à demander, terrible : il voudrait qu’on l’aide à mourir. À cette rencontre tendue à l’extrême, où chacun s’éloigne et se rapproche sans cesse, assiste parfois l’ami de la fille, qui, lui, sympathise sans effort avec le vieillard.

Carole Thibaut est, pour l’instant, une auteure qui ne gomme pas tout ce qui a un caractère quelque peu explicatif. Mais quelle intensité secrète de la parole et des silences ! La fin, où l’on passe dans une autre relation et une autre dimension, est d’une admirable audace.
Carole Thibaut a mis elle-même sa pièce en scène, dans son propre décor : elle bannit le réalisme au profit d’une belle esthétique dépouillée, elle dirige avec sûreté son trio d’acteurs dans un climat de nuit familiale. Jean-Pol Dubois, dans le rôle du père, est un comédien d’une rare épaisseur, sachant danser au bord de l’abîme. Catherine Anne joue plus la blessure secrète, la fuite vers la carapace que l’ouverture de l’amour oublié, pour atteindre en fin de pièce le dépassement de toutes les contraintes. Hocine Choutri incarne l’ami dans une juste discrétion. Danse de mort, danse de vie ? Carole Thibaut inverse les valeurs, fait de la fille un père et du père un enfant, dans une écriture noire et lumineuse.

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