La vie après la mort

Dans le XIXe arrondissement de Paris, le Centquatre a ouvert ses portes sur l’ancien site des Pompes funèbres. Dans ce quartier populaire, il veut faire la part belle à la création et à la diffusion. Avec plusieurs défis à relever.

Jean-Claude Renard  • 16 octobre 2008 abonné·es

Un peu d’histoire d’abord. Dans l’encolure de la capitale. Au 104, rue d’Aubervilliers, XIXe arrondissement de Paris. Un bâtiment édifié en 1873 par le diocèse du cru, sur les fondations d’anciens abattoirs de la commune de La Villette. L’ensemble conjugue fer, brique et pierre, surmonté d’une massive verrière, caractéristique de l’architecture industrielle du XIXe siècle.
L’année 1905 est marquée par la séparation de l’Église et de l’État. Le bâtiment change de statut et abrite le Service municipal des pompes funèbres (SMP). Près de trente mille corbillards par an quittent les écuries du 104, tirés par des chevaux. Mille quatre cents personnes y travaillent. Façon phalanstère, où s’agitent les corps de métier. Pleines bordées d’artisans, d’ouvriers. On débite le bois, vernit les cercueils, coud les tentures, lave et répare les corbillards, coiffe les cadavres, règle avec les familles le mode d’inhumation, la couleur du cercueil, le matériau, le lieu, le convoi, la prière, avant d’aller au trou. Ça négocie avec la mort, en complices joyeux.
Dès 1928, l’automobile remplace le cheval. Les cochers virent en chauffeurs, les palefreniers en manutentionnaires, les maréchaux-ferrants en carrossiers. À l’orée des années 1990, le monopole des obsèques disparaît. Fin de partie. En 1997, le dernier ouvrier ferme les portes des Pompes funèbres. Reste une bâtisse trempée de caractère. Pressentant les convoitises immobilières, Roger Madec, maire du XIXe arrondissement, obtient l’inscription des façades et verrières aux Monuments historiques… Aujourd’hui, suivant l’idée de Bertrand Delanoë, il flambe neuf. S’inscrit en nouveau passage parisien, après Choiseul et Brady, aéré, lumineux, reliant le 104, rue d’Aubervilliers au 5, rue Curial. D’une adresse l’autre, voilà une immense halle, avec une nef centrale bordée de deux salles de spectacles, de larges fenêtres en arc de cercle, des salles latérales encore, un jardin suspendu, des coins et recoins, de sous-sol en étages, et dix-neuf ateliers. Soit 39 000 m2 de surface. Coût des travaux, entre rénovation et restructuration : 102 millions d’euros.

Illustration - La vie après la mort


Au 104, rue d’Aubervilliers, un bâtiment caractéristique de l’architecture industrielle du XIXe siècle. Édouard Caupeil

Étiré dans le tissu urbain, le bâtiment tranche avec les barres de béton, la verticalité des HLM (60 % de logements relèvent du parc social). C’est l’un des quartiers défavorisés de Paris, mais riche d’une trentaine de communautés. Sa vocation tranche ­davantage. Baptisé le ­Centquatre, l’espace se veut un établissement artistique dédié à la production et à la création. Ni galerie, ni musée.
À sa tête, Robert Cantarella et Frédéric Fisbach, non pas des gestionnaires mais deux metteurs en scène. Deux artistes, ça change tout, ayant pris soin de consulter les maisons de quartier et les associations avant de postuler. Avant d’imposer un sentiment de dramaturgie vivante à ces lieux qui sentent le sapin, la faux, la guipure en berne et l’asticot. Si l’on y ajoute le gibet de Montfaucon à une encablure, c’est à ne pas y venir. Mais tel est le pari des metteurs en scène. Pari osé et ambitieux qui voudrait pousser l’échange entre l’art et le terrain. Le Centquatre accueille une trentaine de projets artistiques par an pour des résidences allant de deux à douze mois. Danse, théâtre, cinéma, littérature, vidéo, photographie, musique, arts plastiques… Chaque artiste sélectionné sur son projet reçoit la somme de 1 500 euros par mois. Quand ils ne sont pas parisiens, ils sont logés alentour. D’autres artistes s’y mêlent pour des travaux ponctuels. À charge pour chacun d’ouvrir régulièrement son atelier aux visiteurs, dans une démarche de cohabitation et d’échange (prix de la visite, sur réservation, 5 euros). C’est ici l’art en train de se faire. Work in progress et portes ou­vertes. Au cours des vingt derniers mois, quelques artistes ont accompagné la mise en place du Centquatre, reflétant son esprit. Nicolas Simarik rebondit sur la symbolique des clés, organisant leur récolte avant de les disséminer dans le territoire parisien. Juan Diego Vergara décline sur la toile le mouvement post-punk français au mitan des années 1980. Cova Macias travaille en vidéo la notion de transition avec des adolescents du quartier.
Parmi les résidents, et inaugurant le pôle éditorial de ce nouveau passage, l’écrivain Olivia Rosenthal a signé, avec Viande froide , une synecdoque de cette formidable ruche, à partir d’entretiens avec des anciens employés des Pompes funèbres et des ouvriers du chantier actuel. Sous forme de prose poétique, ce sont autant de petits tableaux retranscrits au scalpel, l’évocation d’une mémoire ouvrière, passée et présente, de souvenirs en réflexions, de retours à la ligne en formules martelées. Comme en écho, l’auteur présente sur place un parcours sonore ponctué d’étapes, pareillement nourries de fulgurances verbales, d’atmosphères, de mémoires.
Bénéficiant du 1 % artistique (1 % du coût des travaux de bâtiments publics reversé à la réalisation d’œuvres), quelques artistes présentent encore d’autres travaux, dont Christian Prigent, affichant 104 slogans, et Paul Cox, invitant le public à créer ses propres installations au sein d’une gigantesque maquette du Centquatre.
Dans cette fourmilière, au fil des mois à venir, vont s’ajouter des boutiques (en lien direct avec le quartier), une librairie, un restaurant (avec une cuisine inspirée des différentes communautés de l’arrondissement), un café, 6 000 m2 d’espaces à louer pour salons ou séminaires. C’est tout cela à la fois, le « Centquatre ». Avec un budget de la Ville de Paris de huit millions d’euros. Et quatre de plus provenant du privé.

Forcément, un projet pareil ne va pas sans polémique. C’est beaucoup d’argent pour un seul espace quand les théâtres parisiens sont en crise. « Nous sommes complémen­taires, explique Robert Cantarella, puisque la capitale manque réellement de lieux de répétitions » (Jean-Michel Ribes, faute d’espace au Rond-Point, a d’ailleurs prévu d’y préparer son prochain spectacle avec Isabelle Carré). Foin également d’une politique culturelle de paillettes. « C’est un financement au temps, à la recherche » , poursuit Cantarella. L’argent des entreprises privées suscite aussi des interrogations. Mais « cette somme est versée directement dans le tronc du Centquatre, sans aucune intervention en amont » . Surtout, il ne s’agit pas ici d’une commercialisation du patrimoine, de prêt payant (ce qui avait créé la polémique autour du « Petit Louvre » à Abou Dhabi, il y a deux ans). Le Centquatre n’est en effet pas un musée, et sa mission repose sur un lien entre les artistes et le public. Dans cet esprit, loin d’un caractère « bobo », la mise en œuvre de projets d’insertion sociale et professionnelle fait partie des missions de ­l’établissement (10 % des emplois créés sont réservés aux personnes engagées dans un parcours de formation ou de retour à l’emploi). Enfin, le passage est doté de ­quatre grandes salles pour l’animation locale et les pratiques artistiques amateurs des gens du quartier, d’un lieu pour enfants et parents, espace de socialisation et de créativité designé par Matali Crasset.
Si l’on ne doute pas du pari artistique que représente le Centquatre, parce que la capitale avait bien besoin d’un aussi vaste espace de production et de création, il lui reste à relever le défi économique, et surtout social.

Culture
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