L’empire du rejet

Naguère perçus comme des victimes, les réfugiés sont désormais traités comme des coupables. Un essai du politiste Jérôme Valluy explique ce retournement
du droit d’asile en Europe.

Ingrid Merckx  • 26 février 2009 abonné·es

Une fiction juridique. Voilà ce que serait devenu le droit d’asile d’après Jérôme Valluy. Cet enseignant en science politique à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris-I), également coanimateur du réseau scientifique Terra (Travaux, études, recherches sur les réfugiés et l’asile), a été juge à la Commission des recours des réfugiés (CRR)  [[Placée sous le contrôle de cassation du Conseil d’État, cette juridiction administrative spécialisée examine les recours formés contre les décisions de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra).
Rejet des exilés. Le grand retournement du droit d’asile,
éditions du Croquant/Terra, 382 p., 22 euros.]] de 2001 à 2004. Cette expérience a déclenché une activité de recherche sur les conditions de production des jugements sociaux relatifs aux exilés, sur le milieu associatif de soutien aux exilés et sur la transformation des politiques européennes de l’asile. Une somme de travail dont Rejet des exilés.
Le grand retournement du droit d’asile
rend compte.

Il n’existerait, selon Jérôme Valluy, aucune définition juridique claire du « réfugié » , notion plastique « qui la rend compatible avec une infinie diversité des représentations sociales et de perceptions individuelles » , ou « béance » . En effet, d’après la convention de Genève de 1951, serait réfugiée « toute personne craignant avec raison d’être persécutée… » L’emploi de l’expression « avec raison » , assorti de « motifs » tels que la race, la nationalité, la religion, l’appartenance à un groupe social, ouvrant la porte à une marge d’appréciation discrétionnaire du juge. Un exilé kurde ou tamoul fuyant l’Irak ou le Sri Lanka peut ainsi être déclaré inéligible au statut de réfugié prévu par la convention parce qu’il n’est pas persécuté en tant que personne mais en tant que membre d’une communauté.

Or, la Convention de Genève n’a pas été conçue pour faire face aux exodes de masse. « Le sort des Juifs allemands fuyant l’Allemagne nazie en 1934 serait aujourd’hui exactement le même […]. On demanderait à chacun d’eux d’attester qu’il a été personnellement menacé » , note Jérôme Valluy. La comparaison n’est pas exagérée : l’histoire du droit d’asile contemporain a partie liée avec la Shoah. C’est au sortir de la Seconde Guerre mondiale que ce droit a commencé à faire l’objet d’une « définition substantielle » , et que se sont imposées deux philosophies différentes : un « droit d’asile axiologique » , se référant à la liberté de circulation, et « un droit d’asile dérogatoire » , « articulé à la souveraineté des États ». Ce dernier témoigne, en pleine guerre froide, d’un ancrage capitaliste face au bloc communiste et d’une «  volonté collective des pays dominants ». C’est dans cette prédominance de la « souveraineté étatique » sur la protection des réfugiés que le chercheur situe l’origine du retournement du droit de l’asile contre les exilés. Pouvoir contre principe en somme, où le pouvoir l’emporte : selon Jérôme Valluy, l’histoire du droit d’asile contemporaine est celle d’un long déclin des idées humanistes asilaires au profit de l’expansion national-sécuritaire.

« Tout le monde aime le droit d’asile ; personne n’est contre le droit d’asile, et chacun ne veut qu’en améliorer le respect et, en moins d’un demi-siècle, il se retourne en son contraire. » Les réfugiés qui « étaient perçus comme des victimes objets de compassion sont aujourd’hui traités comme des coupables et enfermés dans des camps » . En analysant comment l’accueil est devenu rejet, et comment les politiques migratoires sont devenues antimigratoires, Jérôme Valluy ne se contente pas de poser « l’hypothèse d’une xénophobie de gouvernement » . Il la développe en suivant une ligne manifeste : démonter l’argument couramment avancé – également par les plus savants – de la crise économique, pour montrer comment il dissimule une xénophobie institutionnelle et populaire sous une « apparente objectivité » , partagée à droite comme à gauche. Dans la plupart des ouvrages sur l’immigration, l’année 1974, celle du choc pétrolier, marquerait la genèse des politiques antimigratoires et du processus de fermeture des frontières. Derrière cet « impensé culturel », apparaissent, selon Jérôme Valluy, « les relations entre le fait colonial et la gestion des décolonisés immigrés ».

« Il ne s’agit pas de prétendre expliquer par le seul fait (post)colonial toute l’histoire des politiques antimigratoires des dernières décennies en oubliant d’autres événements lourds et cumulatifs intervenant ultérieurement (développement de l’extrême droite dans les années 1980, effondrement des pays et partis référés au marxisme des années 1990, intégration européenne des politiques dans les années 2000…), mais de reconsidérer l’interprétation la plus répandue aujourd’hui… » , s’applique-t-il à préciser. Objectif : « Relativiser l’idée tout aussi répandue d’une origine populaire du mouvement du rejet des étrangers en raison des tensions apparues sur le marché du travail. »

Il s’agit moins, dans cet ouvrage, de retracer l’histoire du droit d’asile que de se livrer à une analyse critique et politique de ses mécanismes et de son récent affaiblissement. Témoins, les termes employés par l’auteur, qui choisit par exemple « exilés » plutôt que « migrants » ou « réfugiés », pour orienter vers l’étude des conditions d’accueil, mais aussi parce que « la notion d’exil implique l’idée d’une contrainte à partir » , et que parler d’exilés invite à ne pas préjuger du statut de la personne. La question du jugement est très prégnante dans cette étude. Jérôme Valluy consacre d’ailleurs une « section autobiographique » à la fonction qu’il a occupée à la CRR. Démarche qu’il justifie par un souci de « transparence » , en suggérant combien cet « engagement » a pu « orienter ses analyses » . Et parce que cette expérience lui paraît pouvoir « éclairer des processus psychologiques et sociaux généraux d’intériorisation idéologique, d’enrôlement dans une institution puis de distanciation à son égard ».
*
Quelles compétences requises ? Quelle formation ? Comment examine-t-on les dossiers de demandes d’asile ? C’est en expliquant le fonctionnement de la commission que Jérôme Valluy en vient à évoquer la *« vacuité du droit conventionnel »
et « l’illusion d’une jurisprudence » . Selon lui, l’examen d’une demande « place le juge dans une situation de double ignorance »  : il « ne peut pas répondre à la question cette personne, “est-ce un vrai réfugié ?”, i l répond alors implicitement, et souvent inconsciemment, à une autre question : “Cet exilé m’a-t-il convaincu ?” ( question for intérieur) et/ou “cet exilé va-t-il convaincre ?” (v ersion prospective ) ». Cette forme de loterie déclenche à plus ou moins long terme une attitude de « distanciation dans l’institution » , puis de « désenchantement avancé vis-à-vis de l’idéologie du droit d’asile » et de « désengagement personnel vis-à-vis de la procédure » . Mais le pire, suggère Jérôme Valluy, reste cette « intériorisation d’une forte asymétrie des deux positions de jugements » : « La charge de l’argumentation revient à celui qui défend une position de protection et jamais à celui qui défend une position de rejet. »

C’est cette « technocratie du droit de l’asile » , reflet d’une idéologie, avec ses adeptes, individus et organismes (Ofpra, CNDA, Cada), et son « externalisation » aux frontières de l’Europe, que met principalement en lumière Jérôme Valluy.
Dans cette étude, ce ne sont pas tant les conclusions qui frappent (une partie de la population n’a-t-elle pas déjà l’intuition, voire la conviction, de l’existence d’une xénophobie de gouvernement ?), que l’acuité du regard critique porté par le chercheur sur ses fonctions, les institutions auxquelles il appartient, le droit et les travaux d’histoire et de sociologie sur l’immigration. Valluy, non seulement implique, pour ne pas dire incrimine, les politiques publiques et leurs instances, mais aussi s’implique et renvoie chacun à ses responsabilités vis-à-vis de l’autre et de sa demande d’accueil. On attendrait davantage, en revanche, sur les associations, que Jérôme Valluy épingle comme « administrateurs de l’asile » – il évoque notamment « l’émergence d’une technostructure de solidarité » , et la division entre la défense du droit d’asile et celle des sans-papiers. Mais il passe un peu (trop) rapidement sur les clivages entre les structures, qu’il appréhende surtout comme un «  milieu », « lesté » par les gestionnaires. Et quid du principal non-dit sur le racket des sans-papiers ? Après le rejet des exilés, le marché des exilés ?

Idées
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