La ville de pantins

Le festival de Charleville-Mézières célèbre les marionnettes
du monde entier. Un genre bien ancré dans
les thèmes d’aujourd’hui.

Gilles Costaz  • 17 septembre 2009 abonné·es

On croit à tort que la capitale française de la marionnette est Lyon, grâce à la pérennité de ce diable de Guignol qui défie – un peu mollement, avec l’âge et le conformisme ambiant – les gendarmes et les bons bourgeois. Cette capitale est, en réalité, Charleville-Mézières, petite ville des Ardennes qui vit naître un autre contempteur de la société bien-pensante, Arthur Rimbaud. À Charleville, tel Pinocchio, chaque marionnette ne dort jamais que d’un œil, pour rebondir en cas d’urgence spectaculaire. La cité abrite pas moins de deux établissements consacrés à l’enseignement de cet art et à la recherche, l’École nationale supérieure des arts de la marionnette (Esnam) et l’Institut national de la marionnette, tous deux dirigés par Lucile Bodson. Sans parler d’une Union internationale de la marionnette qui a quitté Prague, où elle était née, pour venir s’installer au bord de la Meuse.

Le Festival mondial des théâtres de marionnettes, qui commence cette semaine, met, bien évidemment, le feu aux poudres. Pendant dix jours, les lieux de spectacle se multiplient. Certains se sont installés sous les arcades de la place Ducale. D’autres s’implantent en d’autres points de la ville. Cent trente-huit compagnies sont les invitées officielles, mais il y a plus de cent équipes qui viennent se montrer dans le off. D’après les organisateurs, c’est la plus grande manifestation du genre au monde. En tout cas, se faire connaître à Charleville est impératif pour bien des artistes. Et voir les spectacles est aussi urgent pour bien des spectateurs : du Japon et d’ailleurs arrivent à la comptabilité de grosses réservations. Au dernier moment, on refusera du monde.

Ce festival est en train de changer. Il a longtemps porté la marque de son créateur, le passionné et infatigable Jacques Félix, mort l’an dernier. Son fils, Jean-Luc Félix, a pris la présidence de l’association, les Petits Comédiens de chiffons, qui gère la manifestation. Mais la direction est désormais entre les mains d’une nouvelle venue, Anne-Françoise Cabanis, connue dans le métier pour avoir mené des entreprises de moindre importance et à présent confrontée à cet événement de grande ampleur.
Anne-Françoise Cabanis aimerait bien utiliser un autre terme que « marionnettes », peut-être un peu restrictif par rapport à l’évolution de ce style de théâtre. C’est pour cela que la mention « théâtre de marionnettes » tente d’ouvrir la porte dans l’intitulé du festival.

« L’expression utilisée ne dépeint pas tout à fait la richesse de ce type dramatique , dit Anne-Françoise Cabanis. Il y a quelque chose de négatif et de lié à un mauvais imaginaire enfantin, quelquefois, dans ce mot de marionnette. Mais il sous-entend la notion de manipulation. Cela, c’est bien, car cela implique une idée de subversion inhérente. En France, le “théâtre d’objets” semble être devenu une spécificité, avec le succès de compagnies comme Turak, de Michel Laubu. Mais, le plus souvent, les équipes mêlent les moyens d’expression. Le véritable renouveau, partout dans le monde, c’est l’espace, la conquête de l’espace. Certains conservent le castelet, d’autres le font éclater. C’est-à-dire que, parallèlement à un renouveau esthétique énorme et à des langages variés comme le fil, la gaine, le manipulateur visible, etc., toutes les échelles sont possibles. Surtout, à la différence d’un certain théâtre, nous sommes toujours clairs, jamais ­élitistes. »

Pour rendre visible ce renouveau, Anne-Françoise Cabanis a freiné la politique de mosaïque en usage avant elle. Plutôt que de prendre une équipe dans cent pays, elle a préféré des gros plans sur un nombre limité de nations. La France reste très représentée car l’école de Charleville a formé tellement d’artistes que le genre connaît une véritable expansion dans l’Hexagone. On verra des compagnies très repérées : Massimo Schuster, Luc Amoros, Beau Geste de Dominique Boivin, Jean-Pierre Lescot, Turak, le théâtre du Mouvement, Roland Shön… Plus un hommage à un grand disparu, Jacques Chesnais, mort en 1971.

Pour l’étranger, le coup de projecteur est mis sur six pays. D’abord, la Corée : « Le genre se renouvelle là-bas sous l’influence de qui se fait ici, dit Anne-Françoise Cabanis. On reste dans la métaphore de la tradition, mais les artistes intègrent des objets et des histoires d’aujourd’hui. » Puis le Québec : «  Là-bas, ils travaillent en dehors des traditions et des a priori. Je vous assure que l’équipe du Sous-Marin jaune, qui vient présenter une vision très vidéo et technologique des Essais de Montaigne, est aussi talentueuse que Robert Lepage. » Ensuite, le Chili : « On aimera ce que fait Jaime Lorca, qui était l’un des grands artistes de la fameuse Troppa, mais aussi ces petites boîtes que les artistes ouvrent et animent au coin des rues. »

Place aussi aux Belges : « La Belgique est un des grands pays de la marionnette, côté wallon comme côté flamand. Mossoux-Bonté vient avec une petite forme étonnante. » Et place aussi aux Italiens, surtout aux représentants du Piémont : « Dix compagnies vont faire connaître le Guignol du Piémont, Gianduja, qui est au moins aussi facétieux et insolent que le mythe lyonnais. »
Bien entendu, les surprises peuvent venir d’autres pays. La directrice du festival place ainsi très haut le ‘t Magisch Theatertje des Pays-Bas, qui, avec Cantos animata, prolonge le style lyrique du Figurentheater, et le Thalias Kompagnons d’Allemagne, qui joue à un rythme fou la Flûte enchantée et double la vision du spectateur par les angles imprévus d’un filmage vidéo. Mais peut-on tout signaler ? Il faut quand même saluer la venue de la troupe iranienne Yase Tamam, composée de trois marionnettistes femmes.

Pour l’avenir, Anne-Françoise Cabanis a de nouveaux objectifs, si les nombreuses tutelles qui l’aident continuent leur appui financier. Le festival avait lieu tous les trois ans, il pourrait se transformer en biennale. Cela obligera l’équipe organisatrice à se battre encore davantage pour les visas des invités « Cela devient de plus en plus difficile de faire venir en France des artistes, déplore la directrice du festival. Les contraintes sont de plus en plus grandes, et les services officiels ne prennent pas en compte le statut d’artiste. On nous demande des choses hallucinantes ! »
Par ailleurs, les collaborations pourraient se développer en Europe par le canal des régions : « Nous avons œuvré avec le Piémont cette année. Nous continuerons ainsi, de région à région, à travers l’Europe. »
Mais la marionnette ne reste-t-elle pas sur ses nuages, indifférente au monde où nous vivons ? « Ce n’est pas vrai, réplique Anne-Françoise Cabanis. Les grandes questions sont là : l’immigration, le racisme, le chômage, la crise, la famille décomposée, les enfants esseulés. Ce théâtre se politise, même si ce n’est pas assez à mon goût. »

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