Demain, un déluge de conflits

Le dérèglement climatique est déjà responsable de guerres sanglantes, et il devrait alimenter les formes contemporaines de violences, avance le sociopsychologue allemand Harald Welzer.

Patrick Piro  • 19 novembre 2009 abonné·es

Températures et niveau des mers en hausse, tempêtes, inondations ou sécheresses plus fréquentes et plus violentes, eau potable rare… On ne doute pas que le dérèglement climatique, qui va inévitablement s’accentuer, provoquera de graves remous sur la planète. Plusieurs rapports prévoient de fortes pertes de rendements agricoles dans les pays pauvres, et chiffrent en centaines de millions les futures cohortes de réfugiés climatiques. Aussi Harald Welzer donne-t-il le sentiment d’aborder un terrain déjà un peu balisé, avec les Guerres du climat, pourquoi on tue au XXIe siècle. Vrai… et faux, s’irrite le sociopsychologue allemand : le flot de sombres données dont nous sommes abreuvés, accompagné du descriptif de leurs conséquences sociales, est essentiellement produit par des spécialistes des sciences de la nature, et marqué par « le contraste entre l’acuité des analyses et la niaiserie des propositions pour résoudre les problèmes » , qualifiés de « désespérément subcomplexes » … Et qui est ce « nous » –  « nous émettons… »  ; « nous devons limiter… »  ; « nous n’avons plus de temps à perdre… », etc. –, personnage indéfini et irresponsable qui traverse cette littérature ?

Welzer n’en veut cependant pas excessivement aux sciences dures de s’aventurer hors de leurs frontières, car il retourne immédiatement la diatribe contre son sérail : alors que la dérive climatique menace d’imposer des bouleversements profonds et planétaires aux conditions de vie de l’humanité, comment se fait-il que les sciences sociales soient encore aussi muettes sur ce qui devrait être un champ majeur de leur investigation ? Comment qualifier par l’analyse sociologique et psychologique ce tsunami, évaluer les conséquences, ordonner les réponses politiques et sociales ?

L’auteur fait assaut d’audaces : il revisite des guerres contemporaines, et parmi les plus atroces – Rwanda et Darfour, entre autres –, pour avancer que leur justification première tiendrait à des impasses, devenues insolubles, pour l’accès à des ressources naturelles de plus en plus rares sous la pression climatique. Pour Welzer, cette dimension est largement occultée dans les sociétés qui lisent leurs conflits à travers d’autres critères plus ou moins subjectivés (oppositions ethniques historiques, etc.).
Il applique sa grille de lecture à l’énigme de la disparition de la civilisation de l’île de Pâques, sous l’effet de son déboisement intégral : un « suicide » à son insu d’une société mue par des déterminants (rivalités politico-religieuses entre clans) puissants au point de lui masquer l’aveuglante réalité de la disparition des conditions de sa survie. Ne serions-nous pas parvenus à un point similaire dans notre histoire, en persistant à aduler de vieilles recettes productivistes face à la crise climatique ?

À quand et où les prochaines « guerres du climat » ? Welzer désigne soixante pays fragilisés (pauvres) susceptibles de basculer. Mais il ne leur réserve pas son pessimisme. Ainsi lit-il dans le chaos qui a dominé la Nouvelle-Orléans ravagée par l’ouragan Katrina le signe que l’instabilité est finalement la règle de nos sociétés occidentales, quand nous avons fait de leur stabilité un mythe commode, qui volera en éclats sous les coups de boutoir du climat déréglé.
Hélas, pèse une agacerie qui nous poursuit une bonne partie de l’ouvrage : il est mal foutu. L’auteur s’évertue à faire voyager sa pensée, désagréablement distendue, entre les deux pôles définis par son titre : l’analyse des menaces de conflits induites par la crise climatique et la dissection des nouvelles formes de violence promues par le siècle. Ce qui l’amène à abuser de rapprochements frisant la lapalissade : le terrorisme (les purifications ethniques, le marché de la violence, l’immigration, etc.) monte en puissance ; le dérèglement climatique exacerbe les tensions ; « il est donc clair que » ce dernier va accentuer tous les conflits déclarés ou en germe…

On aurait malgré tout tort de ne pas persévérer. Car la réflexion de Welzer apporte du grain à moudre, et ce n’est pas fréquent, à tous ceux qui s’interrogent de manière récurrente sur un lancinant hiatus : face à l’énorme nuage climatique, les sociétés persistent dans l’impuissance à proposer une réponse digne de l’enjeu.
Pour Welzer, il est fondamental de percevoir que la crise climatique est frappée « d’irresponsabilité structurelle » , en raison d’un triple décalage « chronologique, géographique et biographique »  : les gaz à effet de serre que nous émettons aujourd’hui affecteront les générations futures en tout point de la planète, quel que soit leur point d’émission ; et c’est la faute de tout le monde et de personne en particulier. Résultat : pourquoi agir si nous ne percevons pas clairement de liens de cause à effet pour nos décisions, chez nous et à court terme ? Raisonnement valable pour les actions d’émissions de gaz à effet de serre comme pour leur réduction…
De plus, nous sommes collectivement abusés par un phénomène qui fascine le psychosociologue – la dérive des références ( shifting baselines ) : chaque génération hérite d’un état des lieux qui lui apparaît comme la situation naturelle du climat, et non pas l’aboutissement contemporain d’une dégradation dont elle n’a pas vécu l’étape précédente. Or, les hommes ne sont pas construits psychologiquement pour enregistrer à leur juste valeur les changements insidieux, souligne-t-il.
Enfin, quand bien même le risque serait indiscutablement établi, son caractère incontrôlable (et énorme) induit chez nous une « dissonance » que nous nous acharnons à réduire, par «  l’indolence, le refoulement ou le refus » – sinon, c’est invivable.

Au chapitre des « solutions », Welzer imprime aussi son approche : alors que les stratégies internationales s’ancrent dans la réalisation d’objectifs techniques – seuil de réduction des émissions de gaz à effet de serre, conversion aux énergies renouvelables, etc., mais aussi de fausses alternatives comme la « croissance verte » –, le sociopsychologue assure qu’il serait beaucoup plus productif de présenter le dérèglement climatique comme un problème culturel. Puisque, fondamentalement, ce sont les cultures humaines qui sont menacées. La question ne serait plus « combien de degrés de réchauffement les sociétés peuvent-elles supporter ? », mais « comment veut-on vivre ? ». Le projet collectif devient alors la construction d’une « bonne société ».
Pour alimenter cette piste, l’auteur met en valeur quelques politiques fonctionnant déjà à grande échelle (Norvège, Estonie, Suisse, Allemagne), qui ont pour point commun de participer à la définition d’une identité, c’est-à-dire d’exprimer le choix d’un collectif de dire ce qu’il entend être.

Idées
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