« Réduire les inégalités de pensions »

Deux économistes, Jean-Marie Harribey et Thomas Piketty, débattent d’un changement du mode de calcul des retraites. Au centre de leur échange : la question de la solidarité.

Thierry Brun  • 4 février 2010 abonné·es

Le mode de calcul des retraites fait l’objet d’un débat depuis que le Conseil d’orientation des retraites (COR) a consacré son septième rapport, rendu public le 28 janvier, à ce thème, à la demande du Parlement. La loi de financement de la Sécurité sociale de décembre 2008 avait fixé la remise de ce rapport aux commissions des affaires sociales de l’Assemblée nationale et du Sénat « avant le 1er février 2010 ».
Outre le traditionnel état des lieux du système de retraite, le COR a étudié les « modalités du passage éventuel à un système en points ou en comptes notionnels » . L’idée de revoir le système de retraite par répartition est dans les têtes depuis 2007, quand une mission d’information d’évaluation et de contrôle de la Sécurité sociale du Sénat a proposé de « réformer la protection sociale » en s’inspirant de « la réussite exemplaire » de la réforme du système de retraite suédois. Le débat a ensuite été lancé avec la publication en 2008 d’une étude d’Antoine Bozio et de Thomas Piketty préconisant «  une refonte complète des régimes actuels et la création d’un système unifié de comptes individuels de cotisations offrant les mêmes droits et les mêmes règles à tous les travailleurs ».

L’éventualité d’un nouveau mode de calcul n’est évidemment pas sans conséquences sur la pension qui sera versée aux retraités ni sur le caractère solidaire du système. La « retraite par points » est préconisée depuis plusieurs années par le Medef. Sa présidente, Laurence Parisot, a rappelé récemment cette proposition de réformer le régime général en lui appliquant un tel système, déjà en place dans les caisses complémentaires, et de l’accompagner d’un système par capitalisation. La CFDT est pour sa part favorable à une « réforme d’ampleur du système par répartition » , a déclaré François Chérèque, sans rien dire de ses préférences avant le congrès de la centrale syndicale en juin. La CFDT pousse cependant les partenaires sociaux à étudier d’autres systèmes, comme la retraite par points ou les comptes notionnels, ce qui n’est pas le cas de la CGT, de FO et de la CFTC, qui estiment qu’un tel changement systémique entraînerait une baisse des pensions. Voici ce qu’en pensent les économistes Jean-Marie Harribey, membre du conseil scientifique d’Attac, et Thomas Piketty, de l’École d’économie de Paris.

Politis : En vue du « rendez-vous 2010 » sur les retraites, le Parlement a demandé au COR une étude sur la transformation du système actuel en un système « par points » ou « par comptes notionnels », proche du système suédois. Pensez-vous qu’un tel système est envisageable ?

Jean-Marie Harribey : Le rapport du COR intervient à un moment particulier. Nous sommes plongés au cœur d’une crise profonde, directement responsable de l’aggravation des déficits sociaux et qui rapproche les échéances dont nous savions qu’elles verraient les classes d’âge du baby-boom peser sur l’équilibre financier des caisses de retraite : plus de 10 milliards de déficit en 2010. De plus, nous vérifions que les réformes de 1993, 2003 et 2007 n’ont rien résolu, en dépit d’une importante détérioration de la condition des retraités, entraînée par l’allongement de la durée de cotisation de 37,5 ans à 40 et bientôt 41 ans, le calcul de la retraite sur les 25 meilleures années au lieu de 10 pour les salariés du privé, et l’indexation sur les prix et non plus sur les salaires et la productivité. Le résultat est sans appel : le taux de remplacement du salaire net par la retraite a baissé de 10 points au moins.
C’est dans ce contexte que le COR étudie l’hypothèse d’une transformation radicale de notre système de retraite vers un système par points ou par comptes notionnels. Dans les deux cas, il s’agirait de se débarrasser de la contrainte d’avoir à assurer un taux de remplacement minimal du salaire. Cet objectif serait atteint dans un système par points en jouant sur la diminution de la valeur du point, et, dans un système par comptes notionnels, en neutralisant l’effet de l’âge de départ à la retraite puisque la somme perçue par le retraité pendant tout son temps de retraite serait répartie en fonction de l’espérance de vie de sa génération. Dans les deux cas, les salariés pauvres et effectuant les travaux pénibles seraient obligés de travailler toujours plus longtemps.

Thomas Piketty : Le système de comptes notionnels est tout à fait envisageable, et c’est ce que vient de confirmer le rapport du COR. Le diagnostic que nous avions fait dans notre ouvrage  Pour un nouveau système de retraite. Des comptes individuels financés en répartition [^2] en sort renforcé. Plusieurs arguments militent en faveur d’une telle réforme. Premièrement, le système de retraite français actuel est complexe et morcelé. Chaque salarié dispose de droits dans de multiples régimes (de base et complémentaires), dont les règles sont différentes et en changement permanent. La conséquence de cet enchevêtrement de règles est que les droits des salariés n’apparaissent pas clairement. La réforme Balladur de 1993 est ­l’exemple même du manque de lisibilité des droits à la retraite : les pensions ont été réduites sans toucher au taux de remplacement, simplement en modifiant le mode de calcul du salaire de référence. De plus, cette illisibilité des droits crée de l’angoisse pour les salariés, les incitant soit à épargner de façon individuelle, soit à vouloir précipiter leur départ en retraite de peur d’un changement ultérieur des règles. Il faut sortir de ces exercices de rafistolage permanent !

Deuxièmement, le cœur de la formule actuelle des pensions cache des redistributions à l’envers, des plus pauvres vers les plus riches, qui rendent particulièrement opaque et inefficace la redistribution du système. Le rapport du COR renforce aussi ce diagnostic : « Certaines règles au cœur même du calcul des retraites en annuités (décompte de la durée d’assurance, calcul du salaire de référence…) opèrent une redistribution peu lisible et qui ne bénéficie pas toujours aux assurés à carrière courte ou à bas salaire. » Le rapport présente ainsi des simulations très intéressantes, réalisées par la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) et l’Insee, sur les effets redistributifs d’un passage aux comptes notionnels. Pour une même masse de cotisation, les pensions les plus faibles sont gagnantes, tandis que ceux qui ont les pensions les plus élevées sont « perdants » : il s’agit donc bien d’une réduction des inégalités de pension !
La raison qui explique cette réduction des inégalités vient du fait que, dans le système actuel, les salariés qui travaillent aux environs du Smic pendant toute leur longue carrière sont pénalisés par la formule de pension : leurs cotisations au début de leur carrière sont mal prises en compte, alors que les hauts revenus bénéficient à plein de leurs hauts salaires en fin de carrière. Une autre façon de présenter cette réduction des inégalités est de dire qu’une réforme vers un système de comptes notionnels demanderait un effort de report de l’âge de la retraite plus important pour les salariés aux salaires élevés que pour ceux avec de faibles salaires.

Que proposez-vous qui se distingue de l’étude du COR et pourquoi ?

T. P. Chacun est dans son rôle. Le COR n’est pas là pour renverser la table, il compte de nombreux responsables des caisses de retraite, et il est normal qu’il soit prudent et tende à privilégier le maintien du système existant. Notre position extérieure au système nous autorise davantage de liberté. Mais, pour finir, nous sommes d’accord sur l’essentiel : le COR conclut que la remise à plat que nous défendons est techniquement et socialement possible, et que sa réalisation est avant tout une question de choix politique.

J.-M. H. : Les conclusions du rapport ne laissent pas de surprendre. Alors que tous les gouvernements avaient jusqu’ici juré que les réformes avaient pour but de sauver les retraites et que jamais le niveau des retraites ne baisserait, tous les scénarios bâtis par le COR prévoient une baisse de 15 % en moyenne de ce niveau si l’on change de système. Sur le papier, un système notionnel s’équilibre automatiquement puisque chacun n’accumule pas de droits au-delà du total de ses cotisations. Dans la réalité, il n’y a pas d’auto-équilibrage parce que le système reste sensible aux chocs économiques et aux évolutions démographiques éventuelles, notamment à l’allongement de l’espérance de vie des retraités après leur départ. Il conduit à un accroissement de l’écart entre hommes et femmes, et à une baisse du taux de remplacement plus marquée également pour les travailleurs les moins qualifiés.

Au final, un système par comptes notionnels ne satisfait même pas aux critères qui sont présentés comme décisifs par ses promoteurs : il reste soumis aux contraintes de l’évolution économique et de l’évolution démographique. En un mot, les incertitudes qui sont le propre de tout système de retraites ne sont pas gommées. Mais, en diminuant les droits non contributifs, un système par points ou par comptes notionnels tend à aligner le système par répartition, vidé ainsi de son contenu, sur un régime d’épargne individuelle.

« Aucune technique ne permet en elle-même d’assurer le retour à l’équilibre financier d’un régime de retraite déséquilibré, notamment avec l’arrivée à l’âge de la retraite des générations nombreuses du baby-boom », dit aussi le COR, qui renvoie aux « trois leviers » traditionnels : « le niveau des ressources, le niveau des pensions et l’âge moyen effectif de départ à la retraite ». Est-ce aussi votre avis ?

J.-M. H. : Qu’est-ce qui explique une telle obstination à vouloir par tous les bouts diminuer les droits à la retraite ? Il y a un point aveugle ou un tabou gigantesque dans tous les discours officiels, qu’ils soient experts ou gouvernementaux : il ne faut surtout pas toucher à la répartition fondamentale entre travail et capital. Donc, on raisonne à masse salariale (cotisations sociales incluses) au mieux constante relativement aux profits. Cela se traduit par l’interdiction d’augmenter si peu que ce soit les cotisations dites patronales, soit par le biais du taux, soit par celui de l’élargissement de l’assiette.
Thomas Piketty, promoteur du système notionnel, est certainement conscient du fait que là réside la difficulté à équilibrer le système de retraite au fur et à mesure que les besoins augmentent, car il propose d’abonder le Fonds de réserve des retraites pour passer la bosse du baby-boom. Mais on retombe dans le mirage des fonds de pension que même une débâcle financière mémorable n’a pas réussi à éliminer complètement. Dès lors, si l’on veut éviter les déficits et l’appauvrissement des retraités et assurer le coût de l’accroissement de l’espérance de vie, il faut bouger le curseur de la répartition des revenus en faveur du travail, par le biais des salaires et des cotisations, et par la baisse du temps de travail pour améliorer l’emploi. Vouloir changer de système pour éviter de poser la question de la répartition, c’est-à-dire in fine de la progression des cotisations, relève du tour de passe-passe.

T. P. : Aucune technique ne permet en effet d’éviter la question de l’équilibre financier des retraites. Notre analyse diffère néanmoins de celle du COR en ce sens qu’il n’existe pas vraiment « trois leviers » : l’âge de la retraite effective n’est pas un paramètre de choix du système de façon indépendante du niveau des pensions. Le seul vrai paramètre de choix est le taux de cotisation, et la réforme des comptes notionnels vise à clarifier le débat public sur ce taux de cotisation. Notre conviction est que, sans une remise à plat du système, il sera très difficile d’avoir un débat serein sur cette question en France.

[^2]: Pour un nouveau système de retraite. Des comptes individuels financés en répartition, Antoine Bozio et Thomas Piketty, Éditions Rue d’Ulm-Presses de l’École normale supérieure, 2008.

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Retraites : contre les idées reçues
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