L’implacable exigence du réel

À Nyon, en Suisse,
le festival de cinéma
a été l’occasion d’une projection de films documentaires d’une rare qualité. Tous azimuts.

Jean-Claude Renard  • 22 avril 2010 abonné·es

Nicolas Wadimoff est arrivé dans la bande de Gaza en février 2009, trois semaines après la fin de la dernière guerre engagée par l’armée israélienne. Avec une ambition : sortir de l’événement et mesurer le quotidien. Sans commentaires, mais des bancs-titres désignant les lieux. Le réalisateur cadre les bords de mer, le passage des dromadaires, la pêche au-dessus de frêles embarcations, le centre de distribution alimentaire, les champs d’oliviers bombardés, un zoo et ses bêtes crevées, un manège essoufflé dans un parc d’attraction. Il s’introduit dans l’hôpital de Gaza, se glisse dans les intérieurs, ou ce qu’il en reste. Il fixe les décombres. À chaque plan sa féerie aux confins du désastre. Dans le décor tragique, un clown rejoue la guerre devant une classe d’enfants. Catharsis et démons. Tandis qu’un groupe de rappeurs se cogne aux jugements conservateurs.

Autant de lieux « à haute valeur métaphorique, observe Jean Perret, directeur du festival Visions du réel. Wadimoff raconte l’histoire d’une hébétude collective, d’un épuisement des sens dans le traumatisme des violences subies, et cette présence au monde que manifestent mille gestes, paroles, postures, traits d’intelligence et inspirations » . En plan final, la caméra embarquée sur le manège, allègrement réactivé, donne la mesure du titre du film, Aisheen , signifiant « toujours vivant » en arabe.
Aisheen était présenté en ouverture de cette 16e édition du festival de Nyon, ce mercredi 14 avril, suivi d’un duplex trempé d’émotion avec les rappeurs palestiniens. Il donnait le ton d’une manifestation, ouverte au public et aux professionnels, qui se démarque par l’exceptionnelle qualité de ses œuvres (près de 180, toutes sections confondues). Ainsi, To us les jours, la nuit, de Jean-Claude Wicky, épuisant et diabolique dialogue dans les entrailles de la terre entre les mineurs et le minéral, entre l’écrasante plasticité des paysages de l’altiplano et l’univers carcéral et assourdissant de la mine. Autre décor, autre confinement, celui de Felisa, ultime descendante d’une famille mapuche, recluse dans sa Patagonie natale, un tableau lunaire encastré dans la caméra de Mari Alessandrini, saisissant les petits riens d’une existence ordinaire. Une réflexion sur le temps et l’isolement. À l’instar d’ Il Velo (le voile, en italien). Loin du bruit et de la fureur. Dans un monastère vénitien habité par des nonnes. Foin de Grand Canal et de Rialto. Mattia Colombo filme cette cosmogonie de l’intérieur, cloître et patio compris, une procession nocturne au-dessus du clapotis d’un rio, une partie de machiavelli (jeu de cartes traditionnel italien), ajoute une ahurissante scène de nonnes dansant sur « YMCA » de Village people. L’ombre, la lumière, et inversement. Un paradis bien terrestre, frais et fringant. Moins fermé que l’univers des Barons, rapporté par Bruno Jorge, celui du macadam martelé par les hommes-sandwichs dans une mégalopole brésilienne, harnachés de publicités, traînant leur défaite intime sous l’œil de caméras de surveillance.

Chacun son encerclement en somme. Dans la banlieue pauvre de Rome, à Centocelle, une communauté rom s’entasse autour d’un périmètre. Romanes, avec un montage musclé, d’Annja Krautgasser, se fait ainsi galerie de trognes face caméra, se filmant elles-mêmes en vidéo, livrant par petits bouts leur exclusion. Plus au sud, un père, modeste concierge, entraîne son fiston là où il a vécu ses plus belles années, sur les îles éoliennes. Terminus Alicudi, l’Ultima Isola. Du train au bateau, un voyage qui s’étire de panoramiques infinis en gros plans. Subtilement, Margherita Cascio alterne le bal des sentiments, la mélancolie et la quête d’un temps définitivement lointain. Pasolini s’était livré à une autre quête, le long de la côte italienne, depuis San Remo jusqu’à Naples, grignotant les terres à l’occasion, de Calabre en Vénitie, remontant les bords de l’Adriatique. Une confrontation avec la réalité du terrain. Un circuit poétique remis en selle par Gilles Coton, chassant les lieux, fouillant la mémoire du texte, multipliant les rencontres, comme celle des parents de Carlo Giuliani, abattu par les forces de police au cours des manifestations anti-G8, à Gènes, en 2001. Ponctuant ce Qui finisce l’Italia de citations de Pasolini, de dépêches radio, Coton dessine le portrait d’une Italie contemporaine pressentie par le poète, une Italie dont la jeunesse se rêve en bimbo de la télé, qui a perdu sa dignité, rognée par la mafia, le racisme, Berlusconi et son football. Une addition sévère, loin des jubilations de Dirty Diaries , époustouflant recueil de 13 réalisatrices livrant à l’image leurs fantasmes sexuels, drôles et provocateurs. Un film formellement remarquable, au diapason d’un festival exigeant.

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