La fragilité du jasmin

Le désenchantement menace en Tunisie, quatre mois après la révolution : les amis de Ben Ali rodent, et les islamistes devraient dominer la prochaine Assemblée constituante. Reportage.

Pascal Lagier  • 26 mai 2011 abonné·es

«Les magistrats sont les protecteurs de la révolution, le peuple veut la liberté de la justice ! » Une centaine de juges défilaient le 14 mai dernier à Tunis devant le ministère de la Justice. « Le système ne s’est pas adapté à la révolution, l’exécutif persiste à revendiquer une autorité sur nous » , souligne Abdelkader Ghzel, magistrat.

Quatre mois après avoir « dégagé » le dictateur Ben Ali, la rue continue à vitupérer sporadiquement contre le pouvoir à Tunis. L’impatience et la frustration montent de toute part. L’improbable révolution du 14 janvier n’a pas provoqué, comme par magie, le changement de société espéré. Des services de l’État sont bloqués par des grèves à répétition : chaque corporation réclame un dû – salaires, régularisations, etc. « Nous vivons sous l’emprise d’une “dégagemania” un peu puérile, tous réclament des droits pour tout de suite alors que l’effort de reconstruction est à peine ébauché » , relève Cherifa Ammar, militante des droits humains.

Pas un jour ne passe sans que soit rappelée son « illégitimité » à un gouvernement provisoire sur la corde raide [^2]. Début mai, Tunis a soudain retrouvé un niveau d’ébullition proche des journées de janvier, ­poussant le Premier ministre à un couvre-feu anachronique, officiellement pour lutter contre les casseurs qui profitent du léger chaos dans lequel se trouve le pays. Plusieurs forces de gauche ont suspendu un temps leurs manifestations afin de calmer le jeu. « Nous n’avons pas d’autre choix que de soutenir le gouvernement, dans l’attente de l’élection de l’Assemblée constituante, qui redonnera de la légitimité aux instances » , explique Fethi Ben Ali D’bak, cadre de l’UGTT, centrale syndicale quasi hégémonique et très active pendant la révolution. Et il faudra encore patienter : la date initiale du 24 juillet devrait être reportée au 16 octobre. Dimanche dernier, la Haute Instance indépendante pour les élections a estimé insuffisant le délai pour garantir la transparence du scrutin.

Techniquement justifiée, la décision, que le gouvernement devrait entériner, a surtout un impact politique. Alors que des mouvements comme l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) ou l’UGTT redoutent que la prolongation de la transition n’alimente l’instabilité, l’extrême gauche (POCT communiste ouvrier, ou MPD marxiste, interdits sous Ben Ali) avait, la première, exigé plus de temps pour que s’organise le débat politique : le nombre de partis légalisés a explosé, passé de 8 à près de 70 depuis le 15 janvier, source de perplexité dans le public. « Après cinq décennies de régimes autoritaires [^3], nous manquons d’éducation à la démocratie » , reconnaît Ibrahim Moussa, étudiant de Bizerte qui a participé en première ligne à la révolution.

Deux craintes alimentent les principaux partis de gauche : le retour du RCD, le parti hégémonique de Ben Ali, dont la dissolution n’a pas éliminé les forces vives – de fait, une trentaine de partis parmi les nouveaux inscrits semblent susceptibles de s’allier lors du prochain scrutin pour ressusciter un pôle pro-ancien régime –, et, surtout, la prééminence du parti islamiste Ennahda, traqué sous le régime Ben Ali mais relativement bien organisé. Des sondages lui prêteraient un tiers des voix. Les partis de gauche, l’ATFD ou l’UGTT agitent volontiers le spectre d’un régime radical, mais les avis divergent quant à la réalité de la menace. « Une chimère ! Imagine-t-on sérieusement qu’ils fermeraient les bars en Tunisie ? » , s’exclame Aziz Amami, l’un des jeunes blogueurs les plus suivis de la révolution. « Il est exact qu’un pôle conservateur s’exprime en notre sein, mais nous sommes à l’écoute du peuple tunisien, et la tendance générale du parti est à un islamisme modéré du style de l’AKP turc [^4] » , affirme Ali Larayedh, président du comité fondateur d’Ennahda, déroulant de respectables positions sur l’indépendance de l’État et de la religion ou l’égalité des sexes. « Les islamistes tunisiens sont les plus éclairés du monde arabo-musulman, ils défendent la parité des listes électorales et le statut acquis par la femme dans notre société. Qu’on l’apprécie ou non, c’est un fait politique » , constate Ayachi Hammami, opposant historique et membre d’un groupe d’avocats qui a déjà porté plainte contre 35 personnalités de l’ex-RCD depuis janvier.

La parade visée par la gauche, c’est la constitution d’un front progressiste entre ses différentes composantes. Idée ancienne, et trois ou quatre initiatives sont en cours. Le Parti du travail tunisien, qui prend pour modèle le PT brésilien, est apparu en public pour la première fois le 15 mai devant près de mille personnes dans un hôtel de Tunis, et revendique le rôle de pôle de coalition. « Notre atout : des relais dans tout le pays autour de syndicalistes et de personnalités impliquées dans le développement du pays » , souligne Abdeljelil Bedoui, porte-parole et militant UGTT historique.

« Je doute du succès de ces tentatives : tous les partis se disputent la position de leader, commente Saida Ben Garrach, chargée des relations internationales à l’ATFD. En revanche, malgré les incertitudes du moment, je suis plus optimiste sur la capacité du peuple tunisien à ne pas laisser passer sa chance. Partout, les gens font preuve de responsabilité et de volonté de construire, qu’il s’agisse de l’auto-organisation des quartiers, du mouvement pour sauver l’année scolaire ou de la mobilisation pour préserver la récolte de céréales. »

[^2]: Les deux premiers ont été « dégagés » pour collusion de certains de ses membres avec l’ancien régime.

[^3]: Le règne de Bourguiba a commencé en 1957, interrompu par Ben Ali en 1987.

[^4]: Au pouvoir depuis 2002.

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Le regard américain
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