Je me suis laissé dire…

Joseph Beauregard  • 23 juin 2011 abonné·es

Certes, l’on sait que je suis le plus grand philosophe de France. Qui n’a pas lu mes livres sur la pensée de Michel Sardou et Jean-Pierre Pernaut ? Personne n’a oublié que je reste le plus grand ministre de l’Éducation nationale du monde. Chacun sait aussi que j’ai d’importantes relations dans les hautes sphères de l’État, les milieux mondains et interlopes… Qui aurait oublié ?


Tiens, hier soir, je suis invité à dîner chez un excellent éditeur qui m’a demandé de préfacer l’œuvre complète de Rika Zaraï. Eh bien, je me suis laissé dire par cet éditeur qu’un sénateur avait entrepris, il y a quelques années, de faire la tournée des bistrots de sa région. Un soir, il est dans un petit troquet du Poitou, et là, il n’arrête pas de chanter une publicité pour le café Jacques Vabre. Tout le monde trouve ça curieux parce qu’ils sont tous au vin blanc. La soirée passe, le sénateur boit ses cinq bouteilles et décide de rentrer se coucher gentiment. Sur le parking, le sénateur est en plein délire. Il paraît qu’il a eu sa période rock’n’roll au XIIe siècle. Il n’arrête pas de hurler qu’il sera un jour Premier ministre et que la France d’en bas n’est pas près de l’oublier. Tout le monde le regarde comme les pèlerins regardent la statue de Bernadette Soubirous à Lourdes. Il finit par demander à un routier de le raccompagner car il a peur de faire des conneries sur la route départementale qui relie le bistrot au Futuroscope. Le routier, sympa, forcément, répond oui. 



Monté dans le camion rouge, le sénateur met Chante France à fond et recommence son délire de Premier ministre de la France : « Si Raymond Barre l’a été, il n’y a pas de raison pour que je n’y parvienne pas un jour ! » Les feux éteints, le 38 tonnes roule sagement entre 130 et 140 km/h sur la route départementale. Arrivé à l’hôtel Formule 1 du Futuroscope, le sénateur s’empresse de remercier le routier : « Merci, mon ami, merci. Donnez-moi donc votre téléphone et je vous promets que le jour où je deviens Premier ministre, vous serez ministre des Transports… » Ça tient à pas grand-chose, une nomination au poste de ministre.


Dimanche midi, je suis au Bristol, habillé en survêtement, pour mon brunch hebdomadaire avec ma femme, qui me déprime, et mes enfants, qui donnent envie de les noyer. À la table d’à côté, il y a le PDG d’une importante compagnie française. Je prends des nouvelles de sa famille — je suis poli — et réciproquement, mais je vois bien qu’il n’a pas l’air dans son assiette. Il y a quelque chose qui le torture. Je l’interroge avec délicatesse, et il m’avoue qu’un ancien ministre chiraquien devenu ministre sarkozyste aurait voulu se marier avec la fille de son directeur de cabinet — elle a 13 ans — au Pakistan, mais sa femme s’y est fermement opposée, ce qui n’est pas très bon pour son avenir professionnel, me confie-t-il. Enfin, passons.



Lundi midi, je déjeune chez Allard rue Saint-André-des-Arts avec un ancien ministre de l’Économie qui n’a jamais su compter mais que j’ai bien connu quand j’essayais de faire de la philosophie. On parle un peu de Georges Pompidou, qui avait ses habitudes dans ce petit restaurant, de son dernier divorce, de son nouveau mariage avec l’ex-femme d’un chanteur à la mode et du livre qu’il a fait écrire par un nègre sur le déclin de la France. Et vous savez ce qu’il me raconte ? Il paraît qu’un journaliste de LCI spécialisé sur le CAC 40 vit une folle histoire d’amour avec la femme d’un député communiste qui fait de nombreux voyages en Corée du Nord. Au début, je n’arrivais pas à y croire, alors il m’a donné des détails croustillants.
Ensuite, je suis invité au « Téléphone sonne » sur France Inter. Comme toujours, j’arrive trente minutes en avance pour chauffer ma voix et je bavarde gentiment avec les journalistes et les attachés de production dans le couloir, et là, je me suis laissé dire qu’un éditorialiste de RTL avait demandé en mariage un joueur de rugby du XV de France qui fait beaucoup parler de lui dans les publicités (un peu moins sur le terrain). Il paraît que le rugbyman aurait quitté femme et enfants, et qu’ils envisagent d’aller vivre ensemble dans un camping réservé aux nudistes… C’est ce qu’on dit.


Mardi matin, je suis à la terrasse du Flore, où je prends mon café en lisant Pif Gadget et je tombe sur un critique littéraire influent qui fait et défait les réputations. Il s’installe, commence par balancer des petites vacheries bien senties sur ses collègues et il me dit : « Tu sais que… » Eh bien, je me suis laissé dire qu’un académicien est tombé amoureux d’une Ukrainienne sans papiers et qu’il est en train de refaire un petit appartement rue de Seine spécialement pour elle. Il a même eu la gentillesse de faire travailler au noir deux Colombiens adorables. Avant qu’on ne se quitte, je me suis aussi laissé dire qu’un écrivain — on parle de lui pour le prix Goncourt dans dix ans — était l’amant du PDG d’un laboratoire pharmaceutique, dont le labo avait lancé une recherche sur une molécule qui développerait l’inspiration. C’est fou.



 Mardi soir, je suis au Grand Véfour et je croise un député du Nouveau Centre. C’est un peu compliqué parce qu’avant il y avait un ancien centre et maintenant il y a un nouveau centre mais le problème, c’est qu’on ne sait toujours pas où il se situe. C’est compliqué, la géométrie. Je remarque immédiatement qu’il est joliment habillé et je ne comprends pas, parce que je l’ai toujours vu avec des costumes improbables et des cravates écœurantes. On prend plusieurs coupes de champagne et je sens qu’il veut me dire quelque chose mais qu’il hésite. Je paie ma bouteille et il se met à table. Il me dit qu’un sénateur de son parti, membre de la commission des Finances, a une relation intime avec une secrétaire de l’ambassade de Chine et qu’il aurait vidé les caisses du Parti pour entretenir sa danseuse. Ça va faire du bruit quand TF 1 reprendra l’info.


Mercredi, je dors toute la journée
et le soir, je vais au théâtre, et je tombe sur un journaliste du Canard enchaîné. Eh bien, je me suis laissé dire qu’un ancien ministre de l’Éducation nationale toucherait son salaire de professeur des universités sans aller travailler. Eh bien ça, je ne sais pas pourquoi mais je n’arrive pas à le croire

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