L’actualité cul par-dessus tête

Denis Sieffert  • 7 juillet 2011 abonné·es

Dire que l’on ne va pas en parler, c’est encore en parler. Cette affaire DSK colle décidément à l’actualité comme la confiture aux doigts des Frères Jacques. Ce qui la rend captivante, au sens propre, et donc aliénante, c’est qu’elle nous raconte au moins une bonne dizaine d’histoires en même temps, à des niveaux différents. Au ras de la moquette, il n’y a peut-être que la sordide algarade entre une prostituée et un client mauvais payeur. Quelque chose que l’on n’aurait jamais dû savoir et qui n’aurait pas dû mériter un écho, même dans France Soir. À l’opposé, on peut imaginer que nous sommes en face d’une extravagante machination pour éliminer un adversaire politique. Un polar de grand chemin. On peut aussi se dire qu’il y a là de toute façon la rencontre inégale de deux mondes, le Nord et le Sud, l’opulence et la misère, celle-ci fût-elle dévoyée et corrompue. Une autre histoire.

Et puis, il y a la version française, le mythe du mort-vivant. Ici, on puise dans notre littérature. C’est Edmond Dantès ou Chabert : « Je suis le colonel Chabert, celui qui est mort à Eylau. » Le retour de celui que l’on n’attendait plus après que la vie se fut rapidement – trop rapidement – réorganisée. Remplacé pour la présidentielle par Martine Aubry, remplacé à la direction du Fonds monétaire international par Christine Lagarde, remplacé en tête des sondages par François Hollande, remplacé au centre par Jean-Louis Borloo, DSK en un rien de temps est devenu l’élément surnuméraire de notre paysage politique. Que faire de lui si, comme c’est maintenant tout à fait possible, le procureur de l’État de New York lui rend son passeport dans quelques jours ? Faut-il revenir en arrière, en rouvrant par exemple la liste des candidatures à la primaire du Parti socialiste ? Faut-il renvoyer Christine Lagarde à Bercy, François Baroin au Budget, et David Douillet au comptage des pièces jaunes ?

On parle d’emballement médiatique, mais c’est aussi la politique qui s’est précipitée. Ses principaux acteurs étant incapables d’attendre l’échéance judiciaire suivante qui, de toute façon, était fixée au 18 juillet. La raison de cet emballement est simple. Il n’est pas facile de résister à la société du spectacle, laquelle a montré dans cette affaire ce qu’elle a de plus redoutable. Qui n’a pas été dupe de la mise en scène orchestrée par la police new-yorkaise ? Qui ne s’est pas dit, même en son for intérieur, que cet homme menotté, délibérément offert à la vindicte populaire, condamné à traverser une foule de femmes de ménage en colère, était coupable, forcément coupable ? Et qui n’est pas tenté aujourd’hui de se dire tout le contraire, peut-être également à tort ?

Et nous en arrivons ici à une autre histoire dans l’histoire. Celle qui finalement nous intéresse le plus. Celle qui oublie DSK pour se pencher sur ce que dit son affaire de notre société. Sur ce qu’elle dit du système judicaire américain (c’est ainsi que nous avons traité l’affaire, voir notre n° 1154). La société du spectacle, pour reprendre le titre du livre célèbre de Guy Debord. Cette société, c’est bien un tout dont les médias ne sont qu’une pièce. Au fond, la presse n’a presque qu’un second rôle. Elle est conviée à assister à la désormais fameuse « perp walk », cette « parade du malfaiteur », version moderne de la loi de Lynch ; mais elle n’est que conviée. C’est la police qui assure la mise en scène. Comme ce sont les juges qui invitent les caméras à entrer dans le prétoire. Comme ce sont les avocats qui haranguent la foule sur le trottoir, tels des bonimenteurs devant nos grands magasins, usant de tous les moyens du racolage pour retenir le chaland : « Il lui a empoigné le vagin » , hurle l’un d’entre eux, persuadé qu’il est aussi important de convaincre l’opinion que le juge.

Tout cela ressemble tellement à une fiction, tant de séries américaines nous montrent les mêmes images, que l’esprit se brouille. Même l’unité de temps n’est plus aujourd’hui un élément de différenciation. Depuis « 24 heures chrono », ce scénario qui se déroule en temps réel, et auquel le New York Times a justement fait allusion, la fiction se déploie au même rythme que la réalité. Et la réalité nous est montrée comme une fiction. Pour peu que l’histoire qu’on nous raconte recèle son lot de coups de théâtre et de rebondissements, alors la déréalisation est en marche. Plus rien n’a d’importance que notre plaisir de spectateur. Le spectacle est marchandise, et la marchandise, comme disait Lukacs, « catégorie universelle de l’être social » . Plus rien ne compte, ni la justice, ni la vérité, ni même la réalité. Ne reste plus que le rapport commercial que nous entretenons avec les images qui sont produites pour nous. Et notre transformation en consommateurs suraliénés. La fiction est si bien faite, et la vraie vie tellement désacralisée, que la confusion entre les deux est totale.

Et le spectacle continue. Le but est qu’il se prolonge le plus longtemps possible. C’est aussi le temps de notre captivité devant ce spectacle captivant. Le principe élémentaire de réalité, et de justice, voudrait que nous ne sachions rien tant que la vérité n’est pas établie. Mais le but de la société du spectacle n’est pas la recherche de la vérité, mais notre assujettissement. À ce jeu, les fausses pistes valent autant que les vraies. Quand la lumière inonde le tribunal de New York, c’est le reste du monde qui est rejeté dans l’ombre. Quand un plat de macaronis aux truffes noires – celui dégusté samedi par Monsieur et Madame dans un restaurant new-yorkais – fait la une de nos journaux télévisés, c’est la crise grecque que l’on oublie. Ce n’est pas une simple formule. Nos journaux télévisés du week-end ont consacré quinze ou vingt minutes à l’affaire. Ajoutons à cela des épousailles sur un « rocher d’opérette » et le départ du Tour de France, qui nous promet aussi de belles « affaires » de dopage, et il restait bien peu de place pour la crise sociale européenne, ou pour évoquer les obstacles en tout genre rencontrés par les bateaux de la flottille pour Gaza, avant d’avoir pu lever l’ancre. Et plus rien pour informer nos concitoyens du nouveau coup porté au droit à la retraite.

Et voilà que le feuilleton nous ménage déjà un nouveau coup de théâtre, avec la plainte d’une journaliste française victime d’une façon ou d’une autre des assiduités de DSK. Ce n’est donc pas fini. Il n’est donc pas venu encore le jour où un certain DSK, à la façon de Chabert, un peu las, un peu sale, sonnera à la grille de la rue de Solferino : « Bonjour, je suis le candidat Strauss-Kahn, celui qui a été condamné à soixante-dix ans de prison à New York »

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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