Le goût du mauvais goût

Gilles Costaz  • 21 juillet 2011 abonné·es

Le deuxième degré, la moquerie, le rire sur tout et sur rien, ce sont des bienfaits qui peuvent se transformer en méfaits s’il n’y a pas sous l’acidité un minimum de perspective ou de vision. C’est l’un des problèmes du festival, dont certains des artistes invités cultivent une dérision heureuse ou fastidieuse, selon les spectacles.
On attendait, par exemple, beaucoup d’ Oncle Gourdin, de Sophie Pérez et Xavier Boussiron (qui fera l’ouverture du théâtre du Rond-Point, à Paris, en septembre). C’est une sotie sur le thème des lutins, une moquerie des fables d’antan, de Claudel ou d’Olivier Py, comme des univers graphiques et publicitaires où se passent des elfes. Les acteurs sont grimés, masqués, équipés d’énormes panses, et l’on reconnaît l’un des nains de Walt Disney, dont le masque a été vieilli et doté d’une perversité évidente.

Tout ce monde détruit ce qui lui passe sous la main, se chamaille, copule, met à mal les codes de bonne conduite et se dote de cette arme que les fanatiques de pouvoir aiment depuis la nuit des temps, le gourdin.
C’est parfois drôle, avec notamment un ballet de nains avec massues plutôt réussi. Mais il n’y a pas de souffle ni d’idées fortes. À quoi ça sert de jouer les cancres quand tant de mises en scène jouent à casser leurs jouets depuis des années ? C’est créer de nouveaux clichés en croyant pulvériser des stéréotypes.


Bien plus intéressante est l’adaptation par Vincent Macaigne de Hamlet, rebaptisé sans complexe Au moins j’aurai laissé un beau cadavre (qu’on reverra au théâtre de Chaillot en novembre). Rien à voir avec le Hamlet que Philippe Torreton joue actuellement aux Nuits de Grignan dans une mise en scène de Jean-Luc Revol — une belle concision, mais un acteur si peu fait pour ce rôle ! Macaigne s’en prend au bien-faire et à la culture élégante en réinventant la légende du prince du Danemark dans un univers glauque de soirée faubourienne et sanglante. Les personnages jouent la trame shakespearienne mais disent un texte volontiers ordurier, dans un décor boueux, aquatique, sanguinolent où surgira un château gonflable sur lequel dérapent des acteurs de plus en plus nus. Ça éructe, ça cogne, ça inonde. Face à cela, il faut avoir le cœur bien accroché et ne pas porter son habit du dimanche quand volent la boue et l’eau rougie !
Le bon goût est rarement au rendez-vous, mais l’énergie, l’aplomb, l’insolence, le défi, sont là. Surtout, dans ce torrent de fureur provocante, il y a des moments de confession, de sincérité, d’humanité bouleversants. Ce mariage de la tragédie avec les cités et la fête foraine secoue superbement le cocotier des grandes messes théâtrales en gants blancs.

Voilà pour le in de cette année. Dans le off, qui joue les mille et une nuits, les surprises sont plus difficiles à identifier. Mais le passionné d’histoire contemporaine s’attardera au Contraire de l’amour (Présence Pasteur, 10 h 30) : Dominique Lurcel fait entendre une large partie du Journal que Mouloud Feraoun écrivit de 1955 à 1962 et que l’on retrouva après l’assassinat de son auteur.
L’incompréhension des officiels français, la torture pratiquée par nos militaires, l’enchaînement des événements à Alger et dans les campagnes, le coup d’État des généraux, tout est noté au jour le jour, avec une rare clairvoyance que l’acteur Samuel Churin rend sensible dans un jeu lourd d’amour et de colère. Voilà une mise en lumière essentielle aujourd’hui.

À côté, la transposition du récit d’Agustin Gomez-Arcos, Ana non, par Gérard Vantaggioli (Chien qui fume, 15 h 50) paraît un peu trop joueuse : c’est la magnifique évocation d’une vieille mère qui, dans l’Espagne franquiste, traverse à pied le pays pour porter un gâteau à son fils emprisonné dans une geôle du caudillo : c’est quand même très poignant, interprété par Stéphanie Lanier et Julia Bruni.
Les facétieux aimeront les Bougres, de Pierre Béziers (Fabrik’ Théâtre, 12 h 40) : la troupe du théâtre du Maquis fait son cinéma à propos des Croisades, en représentant le tournage burlesque d’un film sur le siège de Carcassonne par les croisés. Les gags et effets spéciaux se multiplient pour que la grande histoire tombe du piédestal légendaire et passe au crible du regard populaire. N’empêche que les chansons en occitan sont authentiques et font entendre la voix de poètes engagés du XIIIe siècle dans cet ébouriffant Helzapoppin languedocien.


Le Don Quichotte de Jean Pétrement (Les Ombrages, Montfavet, 21 h 30) est un autre regard sur l’histoire et la littérature : avant d’être un conte de la folie s’emparant de l’esprit de chevalerie, la fable de Cervantès est un combat contre l’Inquisition et son obscurantisme meurtrier : ce beau spectacle, en plein air, dispose d’effets spectaculaires face auxquels les acteurs (Pétrement, Alain Leclerc, Maria Vendola) ont encore à affirmer davantage leur jeu.
Enfin, la façon dont la comédienne Roxane Borgna et les metteurs en scène Jean-Claude Fall et Renaud-Marie Leblanc s’emparent de Belle du seigneur (Présence Pasteur, 18 h 30) est un choc sidérant : l’actrice joue vraiment les « monologues de la baignoire » dans une baignoire, pudiquement voilée, mais impudiquement déchaînée, tant elle fait passer, en moins d’une heure, toutes les fureurs et les songeries du désir. Roxane Borgna sait être le feu et la cendre, la conscience et l’innocence. Les tripes et la grâce en même temps.

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