Je suis un peu en DT

François Cusset  • 22 septembre 2011 abonné·es

Mort à crédit, c’était bien, vivre à crédit, nettement moins, c’est en tout cas ce qu’on vous répète partout. Le lecteur me pardonnera cette confession bancaire pathétique, mais au cœur de l’été, tandis que la faillite grecque nous était annoncée et que la grande Amérique perdait sa bonne note (le triple A des Andouillettes, ou chez eux des Assureurs Automobiles), je me réveillai moi-même, à mon infime échelle, avec un gros découvert et des agios indécents à payer. Entre deux coups de soleil (et un voyage à Grenoble pour aller causer à l’université d’été, ou endettée, du Front de gauche), je négociai une autorisation de découvert, envisageai un emprunt, annonçai à ma femme que je risquais de vivre quelques semaines à son crochet, et autres réactions anecdotiques dont vous n’avez rien à faire, et vous avez parfaitement raison. Sauf que cette fois, au lieu de m’en contrefoutre moi-même, comme le fait le client du prêt à la conso, mais aussi le flambeur mondialisé, ou même le Trésor américain, je sentis me gagner un malaise inédit, mélange de culpabilité et d’une dépendance insupportable — plus la sensation, encore plus nauséeuse, d’être tristement raccord avec l’air du temps.

À mon tour j’étais endetté, embêté, en DT (Détresse Totale) : j’étais ce cloporte, cet être méprisable, le débiteur, dont la condition éternelle est l’infériorité, et dont l’inconséquence meurtrière est bien sûr la cause de tous nos maux. Tout était de ma faute, le trop modeste cadeau d’anniversaire de mes filles aussi bien que l’imminente catastrophe globale, et définitive. Je ne déconne pas, c’est ce que nous serine aujourd’hui le discours dominant, dans sa veulerie, sa crétinerie, son impuissance de collabo : ceux qui déconnent sont bien ceux qui désormais font de la dette cette maladie, ce diable (dans le) rouge, ce gros mot à éradiquer, alors que les mêmes en ont fait, depuis près d’un demi-siècle, le moteur du progrès, la recette du bonheur, la source de toute richesse. Dans les deux cas ils en font un phénomène naturel, gulf stream bienfaisant ou cyclone fatal, alors qu’elle n’est qu’un choix politique, une construction culturelle, une vision du monde. Bien avant d’être une logique de développement économique (ou plutôt, financier), la dette est un rapport social inégal, fondamentalement déséquilibré, beaucoup plus ancien que le rapport entre l’ouvrier et le bourgeois, ou le travail et le capital : le rapport du débiteur et du créancier a ceci de fondateur, pour notre ordre inique, qu’il autorise le second à mener le monde à sa perte, puisqu’il le finance, et force le premier jusqu’à la fin des temps à se discipliner, se domestiquer, apprendre à vivre et à mieux se comporter — ce en quoi on peut parler de « dette infinie », comme la justice italienne parle de « vengeance infinie » quand elle traque encore les seconds couteaux du gauchisme des années de plomb. Le chiffre et sa logique, ou le trou et sa mécanique, comme seule nature, et nous les peuples, ou ce qu’il en reste, obligés de s’y adapter comme les mammouths au réchauffement.

Parce que toute cette histoire de dette, qu’aucun candidat aux primaires socialistes n’ose aborder autrement que comme le dogme et la règle (d’or), est la ruse géniale de la raison néolibérale pour nous diviser, nous désarmer, nous criminaliser, nous effrayer, et gouverner nos conduites avec un fouet à clous, comme les maîtres d’école bruxellois flagellent les mauvais élèves grecs, et les banques aveugles punissent les arnaqués de la Cofinoga. La question n’est pas seulement que cet endettement ait été décidé sciemment contre les peuples, pour privatiser la sphère publique, financiariser chaque activité et « titriser » le problème avec la solution (étape liminaire de la spirale spéculative, la « titrisation », mise en place en France en 1988, sous les socialistes, consiste à transformer des créances en titres financiers) ; elle est, plus profondément, qu’il sous-tende aujourd’hui une idéologie unique, un prêche moral, une façon de vivre (ou de ne plus avoir le droit de vivre) et non plus seulement un système économique. Si le programme néolibéral vise à faire de nous des « entrepreneurs de nous-mêmes », la dette comme existence ambitionne de faire de nous des « débiteurs responsables », chez qui tout doit favoriser le remboursement. Donc, toujours, l’enrichissement des prêteurs, banques et grandes fortunes.


Pauvre monde. Où on envisage même d’hypothéquer le Parthénon, d’utiliser le Mont-Saint-Michel comme dernière caution, ou bientôt de « titriser » la Joconde. Morale d’esclave, surtout, aurait dit Nietzsche, puisque c’est à nous de refuser, de ne plus consentir : n’oublions pas qu’il est plus facile de refuser de rembourser, ou de se déclarer insolvable, que de s’échapper d’un camp de concentration. On ne s’étonnera pas, en effet, si tout ça finit très mal, et si demain, ou bientôt, cette connerie de question de la dette joue dans toute l’Europe le rôle exact qu’avait joué l’inflation en Allemagne au début des années 1920 — justifier le pire, armer les fachos, rendre détestable l’idée même de démocratie, celle hier des porteurs de brouettes de Deutsche Marks, comme celle aujourd’hui des endettés de l’euro. 
Parce que faire payer aux deux extrémités ceux qu’on a déjà plumés aux deux extrémités est quand même la plus sûre façon de les jeter dans les bras des démagogues et des sagouins. De mon côté, j’ai changé de banque, et commis de menus larcins au supermarché. Mais n’en dites rien.

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