François de Singly : « Plus que l’égalité, l’autonomie »

Pour François de Singly, c’est moins le partage des tâches qui devient plus égalitaire que les conceptions du travail domestique au sein du couple.

Pauline Graulle  • 9 février 2012 abonné·es

Au regard du sociologue, les statistiques portant sur la répartition des tâches domestiques ont une limite importante : elles ne tiennent pas compte des différences qu’il peut y avoir entre les individus dans la définition même de ces tâches et dans les attentes de chacun vis-à-vis de la vie conjugale.

En quoi la recherche de l’égalité hommes/femmes est-elle un élément de tension dans le couple aujourd’hui ?

François de Singl : Étonnamment, quand on conduit des enquêtes de terrain, on constate que l’égalité n’est pas la valeur première recherchée par les membres d’un couple. On peut vouloir l’égalité de manière un peu abstraite, mais valoriser d’autres choses : que notre conjoint nous apporte de la reconnaissance, qu’il nous aide dans notre propre développement… En début de relation, une femme va souvent s’abstenir de réclamer l’investissement de son ami dans les tâches ménagères, de peur de passer pour une grincheuse. Bref, il y a de l’inégalité heureuse ! Pour être un peu provocant, je dirais que l’inégalité devient visible (et donc problématique) quand les autres dimensions du couple se délitent : quand on est moins amoureux, on s’aperçoit soudain que son conjoint se met les pieds sous la table ; quand on divorce, on se dit qu’on a trop donné…

Malgré tout, comment faire pour être dans des relations égalitaires ?

Une des difficultés de la vie conjugale, c’est le manque d’explicitation. La plupart du temps, il y a des appels du pied autour du ménage, voire des disputes qui éclatent, mais la répartition du travail domestique n’est pas un objet de négociation au sens où on négocie un contrat avec son patron ! Or, il n’y a pas d’égalité sans explication. Pour qu’il y ait égalité réelle, il faudrait expliciter les termes de l’échange. Or, tout est fonction de la manière dont on « comptabilise » les choses… Par exemple, est-ce que le « temps passé à » (comme le comptabilisent les enquêtes « Emploi du temps » de l’Insee) est un critère pertinent ? En réalité, cela dépend des modèles que chacun a dans la tête : une heure de ménage va sembler long à tel homme, court à telle femme. Autre exemple : dans les années 1970, certaines féministes se sont demandées comment comptabiliser le « service » rendu à l’homme en faisant l’amour avec lui. Comment calculer la charge symbolique de devoir réaliser un acte pas forcément désiré ?

Le temps est une variable, mais pas la seule. Dans l’espace du couple, il n’y a pas « d’équivalent général ». La définition même de l’amour, c’est de ne pas compter. Dès lors, la répartition des tâches domestiques ne peut s’appréhender qu’en termes d’« aménagements ».

L’évolution vers plus d’égalité domestique répond quand même à une revendication politique.

Le féminisme a eu raison de coder les tâches domestiques comme un vrai travail… C’est une avancée dans le sens où cela a permis une certaine mesure de l’inégalité. Mais, dans la vie, les gens comptent autrement, de manière plus complexe. L’individu est composé de multiples dimensions, qui dépassent largement la différence des sexes. Chaque individu se sent unique, incomparable. Dans cette société, on n’est pas d’abord un homme ou une femme. D’ailleurs, à quel moment est-on reconnu en tant qu’homme ou en tant que femme dans ce qu’on fait ? Prenons l’exemple d’une femme qui est à la cuisine pendant que son mari lit le journal. On peut voir cette scène comme un parangon de sexisme. On peut aussi comprendre que la femme aime cette situation parce qu’elle trouve que l’être qu’elle aime est un intellectuel qui la reconnaît en lui faisant part de ses commentaires… Cela peut choquer mais, d’un point de vue sociologique, il faut appréhender la manière dont les femmes et les hommes comptent (ou ne comptent pas).

Qu’est-ce qui a changé, historiquement, dans les rapports privés hommes/femmes ?

Les hommes ne soulignent plus le caractère féminin de ce que font les femmes ! Elles continuent à en faire plus, mais, habilement d’ailleurs, ils ne commentent plus leurs actes en se référant à un codage des situations sociales en fonction du genre. Les femmes ne se sentent plus enfermées dans un rôle. Il y a une inégalité de fait, mais avec un peu moins de domination. Les femmes travaillent toujours plus mais rejettent les remarques de l’homme. « Je veux bien le faire si c’est à ma façon. Si tu n’es pas content de la manière dont c’est rangé, tu n’as qu’à le faire toi ! », disent-elles. Elles ont repris du pouvoir en devenant des maîtresses de maison au sens où ce sont elles qui définissent désormais l’ordre des choses. Auparavant, l’homme disait ce qu’il fallait faire, la femme exécutait. Aujourd’hui, on considère que celui qui exécute fait sa propre loi. Ce n’est pas sans conséquence : à partir du moment où chacun a le droit d’être régi par sa propre loi, il y a une difficulté dans la construction d’un monde commun dans le couple. Fondamentalement, ce que les femmes ont gagné, c’est donc moins l’égalité que l’autonomie.

Quel est l’impact pour les hommes ?

C’est encore un mystère ! On a l’impression que les hommes ne sont pas les moteurs de ces transformations. Grosso modo , ils continuent de bénéficier de services à condition de se taire. Pourtant, dans les années 1970, ils ont perdu quelque chose de très important : leur pouvoir de définir le monde des femmes. Les féministes ont milité pour que les femmes aient la propriété d’elles-mêmes. Elles ont d’abord revendiqué « un corps à soi ». Ensuite, par le travail, les femmes ont gagné « un monde à soi », comme Virginia Woolf parlait d’une « chambre à soi » – non pour avoir un lit à soi, mais un espace où elle pouvait penser, écrire… En allant travailler à l’extérieur de la maison, les femmes ont pu, par exemple, se faire des copines de boulot que le mari ne connaît pas.

Envisager cette histoire de l’émancipation des femmes sous le seul prisme de l’égalité est réducteur. L’idéal n’est pas de devenir égaux, mais de faire en sorte que l’égalité permette à chacun de devenir soi-même. L’égalité est un support pour atteindre cet idéal, et non pas un idéal en soi.

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