L’anxiété, instrument de pouvoir

Denis Sieffert  • 5 avril 2012 abonné·es

Par chance, la télévision était là, ce 30 mars à 6 h du matin. Si bien que l’électeur a pu assister, comme s’il y était, à l’irruption des hommes du Raid, encagoulés et surarmés, dans une petite bicoque d’une zone pavillonnaire de Couëron, près de Nantes. Il a entendu un cri : « Police ! » Puis un bruit de porte défoncée. Et de nouveau le silence. En un rien de temps, les « islamistes » – les « terroristes » – ont été maîtrisés. En voyant ces images, l’électeur aura pu nourrir une légitime fierté. Sa police est bigrement efficace.

MM. Guéant et Sarkozy aussi. Sa fierté d’électeur sera décuplée lorsqu’il apprendra, quelques minutes plus tard, que ce sont dix-neuf de ces barbus, toujours entre deux complots, qui ont été arrêtés. À Nantes, à Toulouse, dans le Gard et dans la banlieue parisienne. Dès 8 h 20, ce vendredi matin, Nicolas Sarkozy pouvait lui-même commenter l’opération sur Europe 1, et annoncer d’autres coups de filet dans les milieux « islamistes radicaux ». Voilà au moins une promesse tenue ! Lundi, cinq « imams » ont été expulsés en « urgence absolue ».

Trois jours auparavant, l’électeur avait déjà eu l’occasion de se réjouir. Nicolas Sarkozy avait décidé d’interdire l’entrée de notre territoire à des personnalités étrangères invitées au congrès de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) qui se tient au Bourget du 6 au 9 avril. Un autre, le plus contestable de tous, le cheikh qatari Youssef Al-Qaradawi, a pris les devants, renonçant à venir. En revanche, contre Tariq Ramadan, ressortissant suisse, le président de la République ne peut rien, mais il « regrette » tout de même que l’UOIF ait choisi de l’inviter, lui dont « les propos sont contraires à l’esprit républicain ».

En quarante-huit heures, et au lendemain de l’enterrement de Mohamed Merah, le tueur de Toulouse et de Montauban, l’électeur aura été remobilisé sur les véritables enjeux de la campagne électorale. Bien loin des chiffres du chômage et du bilan du quinquennat. Mais qui est donc cet électeur ?

S’il est l’un de ceux qui s’apprêtent à voter pour Marine Le Pen le 22 avril, il n’aura aucune hésitation. Pour lui, à défaut de Le Pen, ce Sarkozy-là fera bien l’affaire pour le second tour. Mais s’il est un citoyen à l’esprit critique un tant soit peu développé, il pourrait se poser quelques questions. Était-il vraiment indispensable de convoquer la télévision au petit matin blême à Couëron ? Fallait-il que le président-candidat lui-même commente l’événement à peine deux heures plus tard ? Et qui sont ces dix-neuf islamistes ? Combien vont être remis en liberté après l’esbroufe ? Et surtout, pourquoi tout cela maintenant ? Puisque tout le monde convient que ces gens sont connus et surveillés depuis des lustres. Que signifient ces expulsions en « urgence absolue » pour des « imams » depuis des années sur notre territoire ? Et de quel droit fait-on l’amalgame entre un cheikh qatari aux propos ouvertement antisémites et Tariq Ramadan, qui a toujours condamné fermement l’antisémitisme ?

Cet électeur-citoyen en viendra peut-être même à soupçonner les grosses ficelles de la stratégie de Nicolas Sarkozy. Ne s’agirait-il que de montrer l’efficacité du gouvernement dans la lutte contre l’islamisme-salafisme-terrorisme – puisque les trois mots n’en font plus qu’un, et, plus encore, d’entretenir ce qu’Alain Joxe appelle « la société insécuritaire globale » ? Dans un essai tout à fait remarquable, Joxe met en évidence la croyance « devenue officielle » d’un « ennemi stratégique unifié, ayant pour seul objectif la destruction de l’Occident » [^2]. Il évoque « l’amplification artificielle de l’alarmisme anti-islamique ». Loin de nous, évidemment, l’idée de nier que quelques-uns des personnages cités plus haut, Al-Qaradawi, notamment, ou Mohamed Achamlane, le leader du groupuscule Forsane Alizza, sont très peu fréquentables. La question est de savoir quelle instrumentalisation en fait Nicolas Sarkozy. Et, bien au-delà de lui, le néolibéralisme. Joxe avance l’hypothèse que l’on veut faire de « l’anxiété » le « principal moyen d’hégémonie » pour assujettir les peuples au processus de globalisation économique.

La campagne du président-candidat illustre à merveille cette analyse. Pour paraphraser Joxe, on pourrait dire qu’une « économie de la violence » vise à masquer « la violence de l’économie ». Nous avons affaire de façon caricaturale avec Sarkozy à un « néolibéralisme de guerre ». Pour le dire crûment, les images de l’opération du Raid à potron-minet dans la banlieue nantaise sont là pour nous faire oublier les délocalisations, la spéculation, l’hégémonie de la finance et son corollaire, l’injustice sociale. Il s’agit aussi de redonner un visage – en l’occurrence celui, avenant, de Claude Guéant – à un pouvoir sans visage. Donner à voir à l’opinion ce faux pouvoir qui orchestre pour les médias des « coups de filet » anti-islamiques à trois semaines d’une élection présidentielle contribue à rendre la politique – la vraie – insaisissable. Rendre la politique insaisissable, à force d’enfumage et d’incohérences, n’est-ce pas là la ligne directrice de la campagne de Nicolas Sarkozy ?

[^2]: Les Guerres de l’empire global, Alain Joxe, La Découverte, 261 p., 21 euros. À lire absolument pour mieux comprendre le monde.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes