L’œuvre au noir de Victor Hugo

Une exposition et un livre d’Annie Le Brun, pour plonger dans l’univers inconnu du plus connu des poètes.

Denis Sieffert  • 5 avril 2012 abonné·es

«Autant essayer de circonscrire l’infini » : en quelques mots, Annie Le Brun a situé l’ampleur de la tâche. Exposer Victor Hugo. Non pas son œuvre, mais le poète, le créateur, le citoyen. Explorer, plus encore qu’exposer, les méandres vertigineux de son imaginaire. Pour y parvenir, Annie Le Brun a eu recours à un espace « aussi concret qu’irréel où mettre en relation manuscrits, dessins, livres, documents ou objets » , créés par le poète ou appartenant à son univers.

Cet espace, c’est tout bonnement la maison de Victor Hugo, place des Vosges, à Paris. Mais une demeure revisitée – et le mot ici a un sens. Car il n’est pas exagéré de dire que l’irréel le dispute au concret, et l’infini à la banale finitude des murs. Plongé dans une pénombre striée de faisceaux de lumière pointés sur les œuvres, l’espace semble s’émanciper de ses limites.

La visite, comme l’ouvrage qui l’accompagne, est peuplée d’oxymores, à commencer par le titre de l’exposition : les Arcs-en-Ciel du noir : Victor Hugo. Une couleur qui se décline en chapitres dans le livre éponyme : « Noir comme la jeunesse ; noir comme le théâtre des passions ; noir comme la liberté ; noir comme l’infini ; noir comme l’éblouissement » . On aura compris que ce « noir » n’est jamais sombre comme on le dirait d’une humeur, mais écrin et écran de toutes les fulgurances du poète et, chemin ­faisant, de nos propres songes.

De courts extraits de textes voisinent avec des dessins qui, tous, donnent à voir « la couleur de l’infini ». Des lavis où le crayon de ­graphite, l’encre ou le fusain tracent les contours obscurs de la difformité du rêve, du tumulte impétueux de l’imaginaire, et du chaos d’une représentation du monde travaillée par ce qu’on ne nommait pas encore l’inconscient. Car c’est évidemment un Victor Hugo inattendu, précurseur de ces surréalistes dont Annie Le Brun fut proche, qui surgit ici. L’artiste qui a « le goût du beau et du bizarre », le poète qui entend « souffler les chevaux de l’espace/ Traînant le char qu’on ne voit pas ».

Même la liberté est noire. Noire comme la misère des Misérables et des Pauvres Gens, noire comme la peine de mort combattue par des mots d’une force inégalée dans cette lettre adressée en 1854, alors qu’il est le grand proscrit, exilé à Guernesey, au secrétaire d’État Lord Palmerston, qui vient de faire exécuter un condamné : « Hommes d’État, entre deux protocoles, entre deux dîners, entre deux sourires, vous pressez nonchalamment de votre pouce ganté de blanc le ressort de la potence, et la trappe tombe sous les pieds du pendu. Cette trappe, savez-vous ce que c’est ? C’est l’infini qui apparaît, c’est l’insondable et l’inconnu ; c’est la grande ombre qui s’ouvre brusque et terrible sous votre petitesse. »

Dans ce jeu de « va-et-vient » entre les mots et le dessin, la correspondance s’établit entre les textes et Justitia, un tableau de 1857 qui fait surgir des ténèbres le visage blafard et déformé du supplicié.
En conclusion de son livre, Annie Le Brun s’interroge : pourquoi Hugo est-il « exclu de la modernité »  ? Sans doute, dit-elle, en raison d’un « apparent conformisme littéraire » . Il ne remet jamais en cause « la littérature en tant que telle » . Sans doute aussi pour son « moralisme » qui « culmine dans l’Art d’être grand-père ». Et Annie Le Brun cite Hugo à propos de Shakespeare : « Ce qui lui manque, c’est le manque. » Or, il est assez évident que, lorsqu’il évoque Shakespeare, Hugo parle aussi de lui-même.

Avec cette grille de lecture, il faut d’ailleurs ne pas manquer ce portrait de « l’homme océan » cité par Annie Le Brun. Pièce d’anthologie qui est beaucoup plus que littéraire, où, immanquablement, les deux figures se superposent et se mêlent. C’est, finalement, la redécouverte des dessins, autour des années 1950, qui nous fera porter un regard nouveau sur l’homme et son œuvre, au point d’en faire un précurseur de l’abstraction. Et découvrir cet autre Hugo, longtemps méconnu, qui disait de lui-même : « Je suis un homme qui pense à autre chose. »

Culture
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