Brésil : un requin de l’acier en eaux troubles

Près de Rio, un complexe sidérurgique germano-brésilien détruit l’écosystème et l’économie de la pêche, montrant, estiment ses opposants, le vrai visage du « développement durable ».

Patrick Piro  • 28 juin 2012 abonné·es

Au ras de l’eau, un trait lourd a remplacé la ligne d’horizon. Les petites coques de pêche convergent lentement vers l’obstacle. C’est une monstrueuse jetée qui coupe en deux sur près de quatre kilomètres la baie de Sepetiba, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Rio de Janeiro. Cette piste conduit les camions de l’entreprise ThyssenKrupp Companhia Siderúrgica do Atlântico (TKCSA) jusqu’à un terminal de chargement où de gigantesques grues tranfèrent des cargaisons de feuilles d’acier sur des navires, destinées à l’exportation. On est dimanche, le quai est silencieux. « Non pas en raison du repos dominical, mais de Rio+20, avance Miguel Sá, chargé du programme éco-développement à l’institut Politiques alternatives pour le Cône Sud (Pacs) ^2, à Rio. L’entreprise n’a pas voulu faire de vagues pendant le sommet dit “du développement durable”. » Quelques hommes observent le manège des cinq bateaux autour de l’installation. TKCSA est dans le collimateur des mouvements sociaux et des associations écologistes depuis sa construction, en 2005, et depuis son entrée en service en 2010. D’énormes hauts-fourneaux se découpent dans le lointain. TKCSA, 5 millions de tonnes de feuilles d’acier par an, vise un doublement de la production, devenant alors la plus importante entreprise sidérurgique d’Amérique latine. Un rouleau compresseur industriel qui ne s’embarrasse pas des dégâts sociaux et écologiques qu’il provoque.

Dans un livret très documenté, le Pacs recense une kyrielle de préjudices subis par les populations, les nombreuses violations du droit du travail et de l’environnement, les actions judiciaires dont TKCSA a fait l’objet. L’institut, appuyé par une vingtaine d’associations locales ou nationales, avait organisé, pendant la conférence Rio+20, du 15 au 22 juin, un « Tour toxique » ciblant une demi-douzaine de pôles industriels de sinistre réputation dans les environs de la ville brésilienne. « Ici, c’est Rio-20 !, ironise un militant. La vraie vision du “développement durable” du gouvernement… »

La baie de Sepetiba est devenue le siège d’un complexe industriel en pleine expansion. Sur l’île de Madeira, magnifique petit port de pêche où se développent des activités d’écotourisme, une autre jetée, destinée aux nouvelles activités industrielles, progresse à grande vitesse vers le large. Daniel, pêcheur parfois employé à la journée pour la construction, témoigne du mépris des règles. « Quand il reste une demi-toupie de béton, en fin de journée, elle est discrètement balancée à la mer… » TKCSA, détenue par le sidérurgiste allemand ThyssenKrupp et l’entreprise minière brésilienne Vale, deux poids lourds mondiaux, représente le fleuron de ce pôle en pleine expansion. Le Pacs analyse : il s’agit de désengorger la ville de Rio, au détriment d’une région où la population est déshéritée. « Le complexe a reçu l’appui de tous les organes possible – municipalités, État de Rio, Fédération –, bénéficié d’exemptions fiscales et de la complaisance de l’administration pour passer sans encombres les audiences publiques et les enquêtes d’impact ! TKCSA fonctionne aujourd’hui avec une simple autorisation temporaire… », proteste Ivo Siqueira Soares, membre de l’Association des pêcheurs et aquaculteurs de Pedra Guaratiba (APAPG), qui évoque les grandes opérations promotionnelles à coup de promesses pour amadouer la population, ainsi que les menaces proférées contre les meneurs de la protestation. La maudite jetée concentre particulièrement l’amertume de ces professionnels, dans une baie qui borde un écosystème côtier d’une très grande richesse en biodiversité, et dont plusieurs aires sont en théorie dûment protégées. Les petits chalutiers doivent aujourd’hui contourner l’infrastructure. « On nous avait promis que la pêche ne serait pas affectée… Or, nous subissons une mesure d’exclusion permanente de l’aire la plus poissonneuse de la région, et la Marine va jusqu’à nous expulser quand nous gênons les opérations ! », s’énerve Ivo Siqueira Soares, éconduit à plusieurs reprises. Un jour, Lula, peu réputé pour sa sensibilité environnementale, est venu visiter la zone. Président du Brésil à l’époque, il fustigeait la résistance des petits pêcheurs et des villageois. « Vous vous battez pour une sardine alors que nous vous apportons un requin ! », aurait-il lancé, d’après Isac Alves, président de l’APAPG, qui ajoute, amer : « Le requin, nous l’avons bien rencontré… »

La construction de TKCSA avait fait miroiter 3 500 emplois permanents, chiffre tombé depuis à 2 500. « Mais personne ne semble s’être aperçu que, sur les 8 000 pêcheurs de la baie, il n’en reste plus qu’un millier en activité, fulmine Isac Alves, qui déclare avoir perdu 70 % de ses revenus depuis 2006. Là voilà, la véritable arithmétique de ce capitalisme ! » Quelques scientifiques, peu nombreux, ont tenté d’évaluer les impacts écologiques. Le dragage de la baie et la construction de la jetée ont notamment brassé des sédiments où ont été enfouis des milliers de tonnes de déchets toxiques issus d’un ancien scandale de la pollution aux métaux lourds. Les pêcheurs ont de bonnes raisons de croire que les poissons sont contaminés mais ils préfèrent ne pas en savoir plus, persuadés qu’ils seraient les seuls à payer le prix d’une interdiction de vente… « Il faut qu’on en discute entre nous », commente sobrement Isac Alves. La mobilisation locale a jeté le discrédit sur les largesses politiques et administratives dont l’entreprise a bénéficié. La construction de la jetée, entre autres, cumule plusieurs irrégularités, au point qu’un moratoire des travaux a été décrété un temps par les pouvoirs publics. En mars dernier, une action en justice menée par le Ministère public s’est soldée par la signature d’un « compromis d’ajustement de conduite » (Tac, procédure judiciaire brésilienne), qui donne un an à TKCSA pour se mettre en règle sur 130 points d’irrégularités ! « Mais qui s’imagine que l’on va toucher à la jetée ? Et le Tac ne donne aucune indication sur la procédure de vérification des mises en conformité, à laquelle la population n’est de toute manière pas invitée, commente Miguel Sá. Nous nous attendons donc à ce que “tout se passe bien”. C’est la stratégie du fait accompli… »

Aujourd’hui, les pêcheurs sont usés par des mois de lutte, et la mobilisation fléchit. « Les compagnons ruinés n’ont pas d’autre choix que de chercher du travail comme manœuvre. Certains sombrent dans l’alcool… » Ivo Siqueira Soares écrase une larme à l’évocation de ce paradis naturel promis au saccage. « Ma tristesse, c’est de me dire que la génération de mes enfants ne connaîtra pas toutes ces merveilles… »

[^2]: www.pacs.org.br 

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