« Les Invisibles », de Sébastien Lifshitz : « La volonté absolue d’être libre »

À travers l’histoire d’homosexuels âgés, Sébastien Lifshitz retrace l’évolution de la société française des soixante dernières années.

Christophe Kantcheff  • 29 novembre 2012 abonné·es

Sébastien Lifshitz était en montage de son prochain film – un documentaire pour la télévision – et entre deux avant-premières des Invisibles lorsqu’il nous a accordé cette interview. Malgré cet emploi du temps mouvementé, le cinéaste a répondu posément à nos questions, sans stress apparent, et avec une rigueur élégante.

Commençons par l’actualité. Les homosexuels que vous avez filmés ne parlent jamais de mariage ou d’adoption. Pourquoi ?

Sébastien Lifshitz : En moyenne, les témoins du film ont de 75 à 80 ans. La question du mariage et de l’adoption d’un enfant n’est pas d’actualité pour eux, ce qui ne serait évidemment pas le cas s’ils étaient plus jeunes. Encore que Yann et Pierre, qui ont entre 60 et 70 ans, m’ont dit que, si la loi passait, ils se marieraient. Cela représente pour eux une forme d’aboutissement à leur amour de plus de trente ans. Mais, plus largement, la génération de ces témoins a un rapport ambivalent à la question du mariage et de l’adoption. Parce qu’ils ont dû lutter pour faire accepter les choses les plus élémentaires sur leur homosexualité. Cette lutte s’est faite en opposition à un modèle sociétal ultra-conservateur et patriarcal. Que des homosexuels aujourd’hui demandent au contraire à se fondre dans la société pour ressembler à n’importe quel autre individu n’est pas forcément facile à accepter. Pour eux, toute la saveur et le plaisir du statut d’homosexuel a consisté dans le fait d’être différent, d’être une force d’opposition, de montrer que la société est diverse. Par rapport à ce qu’ils ont dû engager politiquement de leur personne, leur position est compréhensible, même si, bien sûr, la lutte pour l’égalité des droits entre homosexuels et hétérosexuels reste fondamentale.

Le projet des Invisibles n’était-il pas de raconter aussi une histoire des mœurs au long du XXe siècle ?

Absolument. Mon projet était de retracer, à travers des couples homosexuels, l’évolution, du point de vue des mœurs, de la famille, de l’amour et de la sexualité, des soixante dernières années de la société française. En se concentrant sur une minorité de la population, on peut mieux raconter le grand ensemble. Il s’agit simplement d’observer le rapport de tolérance, ou au contraire de rejet, que la population a entretenu avec cette minorité. À travers ce prisme, on donne ainsi à voir la mentalité de chaque époque, la capacité à accepter ou non ce qui est différent du modèle qui est le sien.

On constate que cela a été plus dur pour les femmes homosexuelles que pour les hommes…

Elles n’ont pas joué le même rôle que les hommes, et leur parole ne se situe pas au même endroit. Elles ont dû se battre doublement : en tant que femmes et en tant qu’homosexuelles. La lutte a été deux fois plus dure. On sent bien dans le film que les hommes se sont un peu plus laissé porter, et que les femmes ont pris possession d’une parole active, militante, pour pouvoir se défendre, s’affirmer. Leur force vient de cette lutte.

Comment avez-vous rencontré et choisi les intervenants du film ?

Nous avons fait appel à tout le réseau associatif : les gays retraités, les associations contre l’homophobie, d’homoparentalité, de luttes des femmes… C’est ainsi que, de fil en aiguille, on les a trouvés. Je souhaitais montrer la diversité sociale des homosexuels. Un cliché veut qu’ils habitent les grandes villes et travaillent dans le milieu culturel. J’ai voulu trouver des anonymes, du prolétariat à la bourgeoisie, et de la campagne comme de la ville. J’ai rencontré à peu près soixante-dix personnes en un an et demi. Il fallait que ces témoins répondent à des critères spécifiques : qu’ils aient la capacité de s’exprimer devant une caméra, pour que la parole soit la plus naturelle possible ; qu’ils aient suffisamment de distance par rapport à leur vie et en aient tiré une réflexion profonde pour décoller de l’anecdote. Il fallait aussi qu’ils aient des documents, des photographies, des films, des lettres, pour incarner le passé. Et que les lieux où ils vivent soient suffisamment cinégéniques pour raconter des choses d’eux, au-delà de la parole. Parce qu’il s’agissait de faire un film, avec du romanesque, du récit, de l’imaginaire…

Ils ont tous une capacité à parler de l’amour et du sexe de manière directe. Comment expliquez-vous cela ?

C’est dû à leurs caractères, extrêmement vivants. Dès qu’il y a des émissions à la télévision sur les vieux, on parle d’arthrose, d’Alzheimer… ou du trou de la Sécurité sociale. On a le plus souvent une vision terrible de la vieillesse. Or, j’ai rencontré des personnes âgées d’une énergie hallucinante, d’un humour décapant, et d’une parole directe et crue. Ce qui n’enlève rien à la profondeur de ce qu’ils disent. Cela m’a fait un bien fou.

De ce point de vue, Pierrot, le chevrier, est particulièrement frappant…

Pierrot a appris la vie en observant la nature. C’est un enfant de Rousseau. Il s’est construit seul. Sa philosophie de l’existence lui vient de la vie à la campagne, au contact des animaux et des choses essentielles. Depuis quatre-vingt-cinq ans, il n’a pas changé de vie. Il est né dans la maison où je le filme, parcourt les mêmes champs que ceux qu’il arpente à l’écran depuis qu’il est gamin. Il est l’incarnation de ces lieux-là. Avant tout, il est dans la jouissance. Sa liberté est immense.

La violence, familiale et sociale, à laquelle les témoins ont dû faire face est impressionnante. Comment s’en sont-ils sortis ?

Le film parle d’une chose très simple : l’accomplissement d’une vie, d’un être. On porte en soi une vérité profonde qu’il s’agit, à un moment, de mettre en adhésion avec ses actes. Pour y arriver, il faut du temps, car c’est une construction, une lutte. D’abord avec soi-même, avant de se battre avec les autres. Il faut se résoudre à se mettre en marche, à se jeter dans la bataille. C’est ce qui est au cœur du film. C’est une question universelle, parce qu’elle se pose à chacun de nous, qu’on soit hétéro ou homosexuel. Quand les témoins du film m’ont raconté leur parcours, j’ai senti en eux la volonté absolue de devenir un être libre. C’était non négociable. Quelle que soit la violence qui a pu leur être opposée, ils ont toujours trouvé un moyen d’affirmer ce qu’ils étaient – il y a un prix à payer pour cela, bien sûr. Ce que j’ai aimé chez eux, c’est cette intransigeante et farouche volonté d’aller au bout de soi pour s’accomplir. Cet accomplissement d’eux-mêmes se ressent à l’écran.

Les facteurs politiques et sociaux jouent également. Ainsi, Mai 68 et ses lendemains ont été déterminants…

Mai 68 a été un moment fondateur dans la transformation de la société française. Il y a eu un avant et un après. On peut toujours se gargariser de ce que sont devenus les acteurs les plus connus de cette période ou disserter sur les illusions perdues. Mais est-ce vraiment intéressant ? Mai 68 a créé un collectif. Les revendications venaient de toutes parts, des femmes, des homosexuels, des étudiants, des ouvriers… Mai 68 a réussi à fédérer tout cela et à créer un mouvement décidé à mettre à terre le modèle patriarcal et archaïque imposé par les pères, les grands-pères, les politiques, les patrons… Quoi qu’on en dise, c’est une forme de révolution qui a eu lieu. Elle a touché toutes les strates de la société. Et cela s’est incarné concrètement dans des vies. Pour ceux des personnages du film qui ont été militants à cette époque (tous ne l’ont pas été, car je ne voulais pas faire croire en un « destin » homosexuel qui passe par des cases obligatoires), c’est éclatant. Le combat des homosexuels est-il aujourd’hui gagné ? Même s’il existe encore des endroits où être homosexuel semble impossible, leur visibilité n’a jamais été aussi forte, l’évolution de la société a été positive. Mais je reste vigilant : les acquis doivent être bien gardés. L’histoire montre que tout peut être repris.

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