Faut-il réformer la politique familiale ?

Bertrand Fragonard propose de moduler les allocations familiales selon les revenus pour plus d’égalité. Christiane Marty défend, elle, le caractère égalitaire de cette prestation et plaide pour une refonte du quotient familial.

Olivier Doubre  • 18 avril 2013 abonné·es

Illustration - Faut-il réformer la politique familiale ?

Le rapport que j’ai eu l’honneur de remettre au Premier ministre avait principalement deux objectifs. Le premier portait sur les progrès possibles pour améliorer notre système de prestations familiales. Le second concernait le comblement du déficit de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf). Au titre du premier objectif, nous avons fait des propositions « de progrès » qui supposent de mobiliser de l’argent, et donc de dépenser davantage. En particulier en faveur des familles les plus modestes : les familles monoparentales, en proposant une augmentation de 25 % des prestations qui leur sont attribuées ; les familles nombreuses modestes, dont on augmenterait de 50 % une des prestations qu’elles perçoivent. Enfin, nous voulons poursuivre le développement de la politique en matière de modes de garde des enfants, en particulier les crèches.
Par ailleurs, nous sommes en déficit et le Premier ministre a souhaité que nous étudiions comment le résorber. Ce déficit est la somme de l’investissement, d’une part, que seraient les propositions « de -progrès » évoquées et, d’autre part, du « trou » dans le budget déjà existant. C’est ce qui constitue le besoin de financement, qui est évalué, à l’horizon 2016, à un peu plus de 2,1 milliards d’euros. Notre rapport a donc étudié différents scénarios pour atteindre cette somme d’économies à réaliser.

Une des pistes – parmi d’autres – qui a suscité le plus de commentaires est celle qui romprait avec un principe auquel beaucoup de nos partenaires, notamment le mouvement familial, sont très attachés : le fait que le montant des allocations familiales ne tient pas compte du revenu des familles, mais seulement de leur taille. C’est-à-dire qu’il augmente avec le nombre d’enfants, mais en dehors de toute condition de ressources. Notre proposition consisterait, au contraire, à prendre désormais en considération le revenu des familles pour « moduler » le montant des allocations attribuées. Ce qui constituerait, effectivement, une rupture historique avec les principes qui ont guidé l’attribution de ces allocations depuis leur création.

Mais je tiens toutefois à souligner – contrairement à ce qui a été dit fréquemment depuis la parution de notre rapport – que l’universalité du droit aux allocations ne serait en aucun cas remise en cause par l’application de cette proposition : toute famille continuerait à avoir droit aux allocations familiales. Ce qui est remis en cause, c’est l’uniformité du montant des versements, mais toutes, y compris les plus aisées, continueront de percevoir les allocations. Seul leur montant diminuera à partir d’un certain niveau de revenus.

Sur ce dernier point, tout est affaire de seuil, mais aussi du nombre d’enfants de chaque famille allocataire. La proposition que nous avons faite consiste à baisser selon un barème progressif le montant des allocations versées aux 17 % des familles les plus aisées. Ce qui signifie que les classes moyennes ne seraient pas touchées par cette baisse des sommes jusqu’ici attribuées. Ainsi, pour chiffrer les modifications qu’entraînerait la réforme proposée : pour 83 % des familles (soit jusqu’à environ 5 100 euros de revenus par mois), tout resterait inchangé. Pour les autres, en prenant pour exemple une famille avec deux enfants, qui est le cas le plus fréquent : celles qui disposent de revenus entre 5 100 et 7 100 euros mensuels verraient le montant de leurs allocations diminuer progressivement de 1 à 90 euros, selon la tranche correspondante. Enfin, pour la dernière tranche, aux revenus supérieurs à 7 100 euros par mois, les allocations seraient limitées à 25 % de la somme perçue auparavant. 

Illustration - Faut-il réformer la politique familiale ?

Il faut resituer les allocations familiales dans un cadre global. La politique familiale passe par des prestations financières, la fourniture de services, et par des réductions d’impôt principalement liées au quotient familial. Les prestations sont soit de type universel (essentiellement les allocations familiales pour un montant de 16,9 milliards d’euros), soit attribuées sous conditions de ressources (comme l’allocation de rentrée scolaire), ou encore modulées selon le niveau de revenu des foyers. Le quotient familial représente une réduction globale d’impôt d’un montant non négligeable (13,9 milliards d’euros en 2009) qui agit comme une prestation en faveur des plus riches ! Il accorde en effet une réduction d’impôt par enfant d’autant plus forte que le revenu du foyer est élevé : les 10 % des foyers les plus riches se sont partagé 46 % (soit 6,4 milliards) du total de cette réduction d’impôt, alors que les 50 % des foyers aux plus bas revenus s’en partageaient seulement 10 % (le plafonnement de cette réduction mis en œuvre en 2012 n’y change pas grand-chose). Les prestations universelles ne représentent ainsi qu’une petite part de la politique familiale. Au total, celle-ci est illisible, inégalitaire et même -régressive car elle attribue aux 10 % de foyers les plus riches des prestations par enfant plus fortes qu’aux 90 % autres foyers.

Que devrait être une politique familiale plus égalitaire ? Outre développer les crèches pour permettre aux femmes de travailler, faut-il des prestations universelles ou modulées selon le niveau de revenu ? Attribuer aux familles aisées des prestations plus faibles pourrait sembler légitime. En réalité, cette manière de voir confond les rôles des politiques familiale et fiscale. S’il est indispensable que les plus riches contribuent plus fortement aux dépenses publiques, c’est par la politique fiscale que cela doit passer.

C’est le rôle de la fiscalité que d’assurer la redistribution verticale à travers l’impôt sur le revenu : sa progressivité, qui n’a cessé de diminuer depuis trente ans, doit être renforcée pour réellement faire contribuer les foyers à hauteur de leurs facultés. Corriger déjà l’aberration que constitue le quotient familial suffirait à trouver bien plus que les 2,2 milliards d’euros recherchés pour combler le déficit de la Caisse nationale d’allocations familiales.

C’est ensuite le rôle de la politique familiale que d’affirmer le droit pour tout enfant d’être pris en charge par la société, de se voir assurer l’éducation et, au moins partiellement, les soins nécessaires à son bien-être. On se situe là dans une démarche de droits universels. La remise en cause de l’universalité des allocations familiales renvoie à une vision régressive de la protection sociale qui tend à diminuer les prestations universelles (voir la dégradation continuelle des remboursements de soins par la Sécurité sociale). Il s’agit d’une véritable stratégie concertée au nom de la « modernisation » de la protection sociale. L’objectif universaliste se réduit à fournir un simple « filet de sécurité » pour les plus démunis, avec le risque que celui-ci ne se réduise progressivement comme peau de chagrin.

Si les prestations financées collectivement ne sont plus universelles, le risque existe que la solidarité de ceux qui les financent en vienne à se ramollir, et que ces droits deviennent de « pauvres droits ». Cette évolution constitue un élément supplémentaire pour appuyer le principe de prestations universelles. Seule l’inconditionnalité des droits peut permettre des droits de haut niveau.

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