Antiracisme : Des pompiers pyromanes

Trop souvent, les associations de lutte contre les discriminations sont impliquées dans des combats politiques partisans qui leur ôtent toute légitimité.

Denis Sieffert  • 5 mars 2015 abonné·es
Antiracisme : Des pompiers pyromanes
© Photo : AFP PHOTO / ERIC FEFERBERG

Les chiffres peuvent être contestés à la marge, mais la réalité est là. En 2014, 851 actes antisémites ont été recensés par le Service de protection de la communauté juive (SPCJ), soit deux fois plus que l’année précédente. Quelles que soient les réserves que l’on peut émettre sur cet organisme, la recrudescence de l’antisémitisme est indéniable. Parallèlement, une autre voix commence à se faire entendre, celle du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). Cet organisme fondé en 2003 a recensé 764 actes islamophobes l’an dernier, soit 10,6 % de plus qu’en 2013. À lire ces chiffres, deux questions viennent à l’esprit : qu’entend-on par « actes » antisémites ou islamophobes, et quelle est la légitimité des organismes qui les recensent ? Il faut d’abord dissiper un malentendu. Le racisme antimusulman se manifeste avant tout par une discrimination massive. Or, le ministère de l’Intérieur refuse de prendre en compte cette réalité, qui produit pourtant une grande frustration et une forte inégalité sociale. Ce sont les discriminations à l’embauche, pour un logement, et dans à peu près toutes les circonstances de la vie quotidienne. Si les pouvoirs publics ignorent ces manifestations de racisme, c’est aussi que les services de l’État sont souvent eux-mêmes mis en cause. C’est le cas pour les contrôles au faciès, que Manuel Valls a finalement renoncé à combattre en abandonnant l’idée d’un procès-verbal pour des contrôles souvent discriminatoires.

Mais l’islamophobie,* *ce n’est pas que cela. C’est aussi, et de plus en plus, un racisme violent dont les principales victimes sont les femmes. Depuis le débat miné sur l’interdiction du voile islamique à l’école en 2003 et 2004, des musulmanes sont fréquemment insultées ou agressées dans l’espace public ou les entreprises. Et parfois jusque dans des lieux institutionnels, commissariats ou mairies. Selon le CCIF, quatre victimes sur cinq sont des femmes. Or, ce racisme ne suscite pas dans notre société la même réprobation que l’antisémitisme. Cela tient certes en partie à l’histoire de l’antisémitisme, et à ce à quoi ces actes renvoient dans notre mémoire collective. Mais c’est aussi parce que l’islamophobie est souvent un racisme qui n’est pas perçu comme tel mais comme une exigence légitime d’assimilation à l’encontre d’une communauté « réfractaire ». Arracher le voile ou faire reproche à une femme de le porter est considéré par certains comme un acte libératoire, voire républicain. C’est évidemment une vision coloniale. Ce qui nous renvoie à l’histoire du mouvement antiraciste. La question coloniale a été le premier ferment de division au sein du mouvement antiraciste. Dès le début des années 1930, un vif débat a secoué la Ligue des droits de l’homme (LDH) entre anticolonialistes et partisans d’un colonialisme « civilisateur ». Si cet antagonisme ne traverse plus aujourd’hui la LDH, qui est l’une des rares organisations antiracistes s’efforçant de dépasser la concurrence victimaire, il partage toujours le mouvement antiraciste. Après plusieurs métamorphoses, il se retrouve dans une autre dualité entre partisans d’un multiculturalisme reconnaissant l’existence de communautés, ou à tout le moins des différences culturelles, et partisans d’une république intégrationniste ou assimilationniste. La confusion est à son comble lorsqu’une organisation elle-même communautaire exalte les valeurs laïques et républicaines pour stigmatiser une autre communauté. C’est hélas le cas du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), et singulièrement avec sa direction actuelle.

L’autre question qui se pose est celle de la légitimité des organismes qui enregistrent les actes racistes et construisent un discours politique à partir de leurs statistiques. Celle du SPCJ est évidemment discutable, puisque cette instance est un pseudopode du Crif, parrainé et financé par lui. Or, le Crif opère depuis trente ans un glissement à droite, et même à l’extrême droite, parallèle à l’évolution du paysage politique israélien. On voit la ravageuse confusion des genres. Alors qu’il est démontré que l’antisémitisme au sein de la communauté d’origine maghrébine se manifeste surtout lorsque l’armée israélienne frappe les Palestiniens (2002-2003, hiver 2009 et été 2014), c’est un mouvement qui s’identifie lui-même à la politique israélienne qui mène la charge, relayé qui plus est par les plus hautes autorités de l’État. C’est en réaction à la puissance médiatique du Crif que s’est créé le CCIF. Il recense et dénonce les actes islamophobes et tente de leur donner une visibilité que la culture républicaine et les pouvoirs publics leur refusent. Inévitable contrepoids dans les circonstances actuelles. Et mimétisme qui est allé jusqu’à l’organisation annuelle d’un dîner, beaucoup moins fréquenté – c’est une litote – par les ministres et le Tout-Paris mondain que celui du Crif… Alors, quelle serait la solution ? Sans aucun doute que les pouvoirs publics prennent en charge ces statistiques, reconnaissent dans les discours officiels l’islamophobie et ses manifestations discriminatoires, comme l’a fait la Commission nationale consultative des droits de l’homme en 2013. Il faudrait enfin que l’État s’appuie, pour mener des actions à l’école et promouvoir le vivre-ensemble, sur des organisations qui ne soient pas suspectes d’engagement communautaire ou politique. On en est loin.

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