Moindre mal ou politique du pire ?

Loin d’être un rempart, Bachar Al-Assad a tout fait pour transformer une révolution démocratique en jihad.

Denis Sieffert  • 5 mars 2015 abonné·es

Faut-il parler avec Bachar Al-Assad ? La question est posée de façon lancinante depuis que quatre parlementaires français ont fait, en catimini, le voyage de Damas. On peut penser ce qu’on veut de leur équipée, mais elle est tout sauf anecdotique. Je ne sais pas si ces messieurs sont des « pieds nickelés », comme certains l’affirment, ou s’ils prennent leur modeste place dans un projet de plus grande envergure de réhabilitation de Bachar Al-Assad. Les deux ne sont d’ailleurs pas incompatibles. Ce qui rangerait nos voyageurs dans la catégorie peu reluisante des « idiots utiles ». On s’étonne tout de même que le socialiste Gérard Bapt, président de l’Association d’amitié France-Syrie, ne connaisse pas mieux les arcanes et les turpitudes du régime de Damas [^2]. Quant au très droitier Jacques Myard, qui « aime parler avec le diable parce que le diable est intelligent », peut-être a-t-il voulu tout simplement jeter un gros pavé dans les jardins du Quai d’Orsay…

Sans vouloir sonder les reins et les cœurs, on peut au moins faire ce constat fâcheux : l’aventure de nos parlementaires s’inscrit à merveille dans la stratégie de Bachar. Une stratégie qui marque des points en Grande-Bretagne notamment, où l’ex-ministre conservateur des Affaires étrangères, Malcolm Rifkind, a récemment demandé une « autre politique » en Syrie. Sans parler des capitales qui n’ont jamais complètement rompu avec Damas. Passons sur cette autre formule à l’emporte-pièce de Jacques Myard, selon lequel « c’est toujours avec son ennemi que l’on négocie ». C’est souvent vrai. Mais l’histoire du XXe siècle nous a enseigné qu’il y a parfois des limites. La vérité, c’est que nos quatre « briseurs de tabous » ne considèrent pas Bachar Al-Assad comme leur ennemi, mais comme un allié de circonstance dans la lutte contre Daesh. « Il faut tout concentrer contre Daesh », déclarait déjà Gérard Bapt en novembre dernier.

Mais est-on sûr que l’un est pire que l’autre ? Est-on absolument certain que le régime alaouite, après les atrocités auxquelles il s’est livré, n’est pas le meilleur pourvoyeur de jihadistes ? Il est vrai que les fanatiques de l’État islamique montrent leurs crimes, et qu’ils en assurent la promotion en de sordides mises en scène, alors que Bachar dissimule les siens. Il est vrai que les barbares de Mossoul mobilisent les caméras pour détruire à coups de masse les statuaires de l’art pré-islamique, alors que Bachar ne convoque pas la télévision lorsqu’il fait détruire le souk d’Alep, peut-être le plus beau du monde arabe. Il est vrai que les hommes d’Al-Baghdadi décapitent des Occidentaux, alors que Bachar ne massacre que des Syriens. Et que les uns manient le sabre, alors que l’autre use de l’arme chimique et du baril de TNT, qu’il fait exploser sur les habitations de Homs, d’Alep, de Douma ou de la Ghouta. Mais, au total, l’un a tué cent cinquante fois plus de civils que les autres, selon le Réseau syrien des droits de l’homme. Avec un allié comme ça, on n’a pas besoin d’ennemis ! On est effrayé aussi quand on entend le sénateur UDI François Zocchetto affirmer, de retour de Damas, que la Syrie est « le dernier État laïque du Moyen-Orient ». Quelle idée monstrueuse cet élu de la République se fait-il de la laïcité ! Au contraire, le régime de Damas n’a cessé d’activer les rivalités confessionnelles. À partir de l’été 2011, il a libéré les jihadistes, dont tous ceux qui allaient former l’état-major des groupes les plus extrémistes [^3]. Une mansuétude à laquelle n’ont pas eu droit les militants des courants modérés du soulèvement. Loin d’être un rempart, Bachar Al-Assad a tout fait pour transformer une révolution démocratique en jihad. La manœuvre n’a pas complètement réussi sur le terrain, où la résistance continue de tenir des places fortes, mais elle a été plutôt efficace dans les médias internationaux où s’est propagée l’idée que le régime, en dépit de ses petits défauts, est un « moindre mal » face au terrorisme. Cela, en jouant habilement de ce concept de « terrorisme », fourre-tout idéologique assez restrictif pour absoudre les États. Enfin, et pour faire bonne mesure, le régime syrien réserve ses coups militaires les plus durs à l’Armée syrienne libre.

Justement, l’opposition, dans tout cela, que devient-elle ? Contrairement aussi à ce qui est dit, elle n’a pas disparu. Deux formations ont ébauché une feuille de route commune au cours d’une réunion qui s’est tenue du 22 au 24 février à Paris. Elles exigent la création d’un « système pluraliste, démocratique et civil qui assure les droits et les devoirs égaux à tous les Syriens ». Il existe toujours une autre voie entre Daesh et Bachar.

[^2]: Menacé de sanction, Gérard Bapt se serait finalement montré favorable à la suspension de l’Association d’amitié France-Syrie…

[^3]: Il faut lire à ce sujet le livre très documenté et très probant de Nicolas Hénin, Jihad Academy, Fayard, 252 p., 18 euros.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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