La montagne sadique

Dans le Mont Perclus de ma solitude, Fred Léal met en scène un écrivain en randonnée avec de pseudo-admirateurs. Un chemin de croix drolatique.

Christophe Kantcheff  • 9 décembre 2015 abonné·es
La montagne sadique
Le Mont Perclus de ma solitude , Fred Léal, POL, 18 euros.

«Et… Comment ça vous a pris d’écrire comme ça ? » « Avouez quand même que c’est pas naturel. » C’est un des personnages du Mont Perclus de ma solitude qui s’exprime ainsi à l’endroit du narrateur, un écrivain. Non, ce n’est pas « naturel » d’écrire tel que le fait Fred Léal (que l’on sent souvent proche de son narrateur). Ses pages ressemblent à une partition explosée où les mots, les bribes de phrases, les onomatopées surgissent à la manière d’une bande dessinée sans images. Le Mont Perclus de ma solitude est un livre sonore. On y entend, souvent simultanément, les propos des personnages, les pensées du narrateur, les extraits d’une émission de radio, un violent orage (« BRA-AAAM BRAOUM ! »)

Page après page, pour exprimer ces différentes voix, se déploient une farandole de corps de caractères et une alternance d’italique, de gras et de romain, un défi pour imprimeur rompu aux textes traditionnellement agencés, avec des lignes qui se suivent et un interlignage fixe. Alors non, ce n’est pas « naturel d’écrire comme ça », parce que cela ne ressemble pas à ce qui se fait habituellement. Pourtant, cette manière de composer la page produit un effet de réel saisissant. Le lecteur est plongé dans le chaos de la vie, où règnent plus souvent le tintamarre et la cacophonie que l’ordre feutré d’une musique de chambre. Bref, par sa forme excentrique, le Mont Perclus de ma solitude touche paradoxalement au naturalisme.

Ce roman – c’en est un – accentue aussi une certaine cocasserie de l’existence. De cela, Fred Léal n’est pas avare, même dans ses œuvres qui se présentent plus sagement. Mais il s’y livre ici sans retenue, se mettant en scène, à travers son alter ego, avec un sens aigu de l’auto-ironie – ce qui donne un texte hilarant. L’histoire : un groupe d’alpinistes amateurs invite le narrateur à une randonnée, car ceux-ci ont particulièrement apprécié, disent-ils, Un trou sous la brèche [^2], un roman précédent de Fred Léal qui se déroulait dans les Pyrénées centrales. Ces admirateurs le convient à refaire une partie du parcours que les personnages y accomplissaient. D’emblée, le narrateur est mis en garde par sa femme – qui intervient souvent dans le roman pour le gendarmer : « T’aimes bien ce genre de plans foireux, lui lance-t-elle, c’est un malentendu, tu le sais aussi bien que moi. Qu’est-ce que tu vas foutre avec ces scouts ? En même temps, je sais combien tu affectionnes ces… “rencontres”. Le décalage, c’est ton fonds de commerce – alors vas-y ! Mais après tu ne viendras pas pleurer. » Les rapports de l’écrivain avec son œuvre sont la plupart du temps traités sans légèreté par ceux que cela concerne au premier chef. Or, on s’amuse beaucoup ici des faiblesses du narrateur, de ses petites mesquineries, de ses blessures d’amour-propre. Sa femme n’est pas la seule à lui tendre un miroir peu complaisant. Il y a surtout ces alpinistes qui l’ont convié à marcher dans les Pyrénées et qui, en réalité, ignorent son œuvre, ne témoignent qu’indifférence envers lui et mépris pour la littérature – le narrateur n’est pas un écrivain suffisamment connu pour avoir un quelconque intérêt à leurs yeux…

Il s’agit d’un « malentendu », en effet, et la situation contient un indéniable pouvoir comique. Les pseudo-admirateurs du narrateur l’appellent par dérision Sollers, Balzac ou Houellebecq et prétendent que, contribuant « aux bourses, c’est-à-dire aux subventions publiques » dont il vivrait, ils sont en droit d’attendre un « retour sur investissement ». La randonnée elle-même ressemble à une sortie de pieds nickelés peu regardants sur la beauferie. Jusqu’à ce qu’elle prenne un tour différent. Car les nuages finissent toujours par arriver chez Fred Léal. De vrais nuages lourds, gris, inquiétants et finalement fort dangereux. Rappelant que derrière le burlesque, la gravité n’est jamais loin.

[^2]: POL, 2006.

Littérature
Temps de lecture : 4 minutes