La poésie comme une poignée de main

Nicolas Bouchaud donne chair au Méridien, discours prononcé en 1960 par le poète Paul Celan. Un texte riche porté par un jeu magnifique.

Anaïs Heluin  • 16 décembre 2015 abonné·es
La poésie comme une poignée de main
© Photo : Jean-Louis Fernandez

Depuis la Loi du marcheur (2010), où il incarnait le critique de cinéma Serge Daney, on aime à retrouver la silhouette longiligne, les cheveux hirsutes et le regard lunaire de Nicolas Bouchaud seul en scène. Avec le metteur en scène Éric Didry, le comédien déploie une trajectoire personnelle d’une grande force et exigence. Un théâtre de la pensée porté par un jeu tout en chair et en sueur. Sa dernière création s’inscrit dans la droite ligne de cette intelligence en mouvement. Après le médecin de campagne John Sassall ( Un métier idéal ), Nicolas Bouchaud prête sa physionomie de rêveur éveillé au poète et traducteur roumain de langue allemande Paul Celan (1920-1970). Au Méridien, précisément, un des textes théoriques les plus importants du poète, selon Stéphane Mosès, qui vient de publier un bel essai sur cet écrivain majeur du XXe siècle [^2]. Avant d’entrer dans le texte prononcé par Celan le 22 octobre 1960 devant l’Académie allemande de Darmstardt à l’occasion de la remise du prix Georg-Büchner, Nicolas Bouchaud se permet une anecdote. Un jour, raconte-t-il avec l’air d’un enfant sur le point d’avouer une faute, la fille de sa compagne vient le trouver avec des poèmes de Rimbaud à la main. « Je n’y comprends rien », se plaint l’adolescente. Le comédien regarde son interlocutrice imaginaire, semble réunir toutes ses forces pour formuler une réponse convaincante. Rien d’autre ne lui vient qu’un confus « mais si, regarde quand même, c’est beau ». Tout en introduisant la réflexion de Celan sur le rapport entre vie et poésie, cette entame dit la posture singulière de l’acteur par rapport à son personnage. Entre incarnation et mise à distance. Dès le premier des nombreux «  Mesdames, Messieurs  » qui rythment le Méridien, Nicolas Bouchaud s’en tient pourtant strictement au texte de Paul Celan. Il mêle donc plus discrètement sa personnalité à celle de l’auteur roumain qu’à celle du médecin d’ Un métier idéal, ponctué du début à la fin de récits tirés de son histoire personnelle. Le parallèle entre l’art du comédien et celui du poète se passe de commentaires : auto-analysée avec finesse dans le Méridien, la poésie de Paul Celan est, selon les termes de Stéphane Mosès, « traduction unique d’une expérience spécifique », « adresse directe d’un Je qui parle à un Tu qui l’écoute ». Plus simplement, pour Celan, « le poème n’est guère différent d’une poignée de main ».

À première vue, le Méridien a tout d’un discours officiel classique. Avec les formules de politesse usuelles, l’auteur interroge à travers l’œuvre de Georg Büchner sa vision de la poésie. Il assimile ses vers aux créatures marionnettiques du dramaturge allemand. Les rapproche de la dernière réplique de Lucile Desmoulins dans la Mort de Danton : « Vive le roi », prononcée au pied de la guillotine qui, deux scènes plus tôt, a fait tomber la tête du héros éponyme. Loin d’être un cri d’amour à l’Ancien Régime, cette phrase est d’après lui profession de liberté absolue. Comme la poésie. Une comparaison qui, sous une apparence anodine, rappelle la tension qui traverse l’ensemble de l’œuvre de Paul Celan, entre ses origines juives et l’utilisation de l’allemand comme langue d’écriture.

Nicolas Bouchaud respecte le silence du poète sur cette douleur largement exprimée dans les poèmes de Celan. Dans la Fugue de la mort, par exemple. Le comédien ne dit rien de la mort des parents de son personnage dans un camp de Transnistrie, ni du fait que, parmi les membres de l’Assemblée qui le récompense, beaucoup sont d’anciens nazis. Mais il court et gesticule tandis que sa parole se déploie, tantôt fluide, tantôt à la limite de l’aphasie. Nicolas Bouchaud transpire la blessure à vif du poète, avec la justesse de l’immense acteur qu’il confirme être, une fois de plus.

[^2]: Approches de Paul Celan, Stéphane Mosès, Verdier, 186 p., 17 euros.

Théâtre
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