Yolande Moreau : « Les forts en gueule, ça ne m’intéresse pas ! »

Comédienne et réalisatrice, Yolande Moreau sort encore du cadre avec un documentaire consacré aux migrants de Calais et de Grande-Synthe. Retour sur une carrière peu commune.

Jean-Claude Renard  • 30 mars 2016 abonné·es
Yolande Moreau : « Les forts en gueule, ça ne m’intéresse pas ! »
© Photo : LOIC VENANCE/AFP

Elle hésite sur la phrase, cherche ses mots, prise dans l’émotion, cernée par le doute, la crainte de mal dire, revient en arrière, avec son léger accent du Nord mâtiné de tonalités belges, se reprend encore, avance à pas feutrés quand on lui demande de justifier son premier documentaire, Nulle part, en France. Non des moindres et guère autocentré, mais pleinement tourné au cœur de la jungle de Calais et du camp de Grande-Synthe. Dix jours de tournage en janvier et trois semaines de montage. À la clé, un film où la poésie des images se confronte à l’âpreté du réel. Un bijou cinéma-tographique qui n’a rien d’un travail de débutant dans l’exercice, quasi inattendu de la part d’une personnalité versée depuis toujours dans la fiction et l’imagination, souvent portée par la comédie douce-amère.

« Honnêtement, je l’ai fait parce que le sujet m’intéresse, confie Yolande Moreau. J’avais signé l’Appel de Calais, en octobre, avec huit cents autres personnalités. Je suis, comme beaucoup de gens, sensible à la question des réfugiés, d’autant plus sensible à cette cause quand on connaît les scores du Front national dans la région. J’y suis allée avec l’idée de rester humble face à ces gens, de donner un visage humain à ce drame, parce que l’humanité est là-bas partout. Si on peut faire quelque chose pour qu’on ait moins peur, faisons-le. C’est un petit truc, un petit geste, mais tout de même militant ! Et puis cela a été l’occasion de retrouver Damien Carême, maire de Grande-Synthe, qui fait un travail formidable pour les migrants, que je connais depuis trente ans, quand il était clown ! »

Nulle part, en France

De longs panoramiques sur la plage de Calais, travellings sur la jungle. Une alternance de plans longs entre le paysage et les migrants à Grande-Synthe. L’un d’eux décrit son parcours depuis la Syrie, une carte de l’Europe entre les mains ; un autre raconte qu’il a fait six tentatives avant d’échouer là. « Combien de routes, de sentiers, de chemins pour arriver jusqu’ici ? Combien d’heures d’attente et d’espoirs tronqués ? », s’interroge en voix off Yolande Moreau, lisant un texte de Laurent Gaudé. Le vent vient lécher les tentes, la boue est tenace, la terre recrache un pêle-mêle de sacs en plastique, d’affaires abandonnées. Un matin, des bulldozers rasent le terrain, sous l’œil des forces de l’ordre. Tout est désolation. Les bateaux vont et viennent, ferry après ferry. « Ci-gît l’Europe et son concert d’égoïsme », ponctue la comédienne, dont ce premier documentaire s’inscrit dans la série bimédia d’Arte reportage consacrée aux camps de réfugiés dans le monde, sous le regard croisé d’artistes et d’écrivains. Un documentaire qui s’accompagne ici des photographies de Gaël Turine et des dessins de Cyrille Pomès.

Samedi 9 avril, à 18 h 35, sur Arte et sur arte.tv/refugies

Et de remonter trente ans en arrière. Voire plus. Quand Yolande entame une formation théâtrale chez Philippe Gaulier, à Bruxelles, où elle est née, partagée entre le travail de clown et la commedia dell arte. Jusque-là, elle -faisait du théâtre pour enfants, découvrait les bonheurs de l’improvisation dans le théâtre pour adultes, ayant exercé cent petits métiers, cent misères. Femme de ménage et -colleuse de timbres, employée au négoce de bois de son père « à coller des étiquettes », tandis que sa mère est au foyer. On est à l’orée des années 1980. Philippe Gaulier l’encourage dans l’écriture. Elle rédige son premier spectacle, Sale Affaire, du sexe et du crime, peaufine son personnage au gré des planches, cependant qu’elle découvre un spectacle de Zouc. Rencontre déterminante. « Avec les mots, elle m’entraînait ailleurs que le théâtre classique, dans un autre univers. Elle a sa façon d’assembler les mots, comme une peinture, avec un éclairage particulier pour raconter des choses de la vie. »

Premier spectacle, rapidement repéré. Yolande Moreau passe même au JT de Roger Gicquel. Un journal que regarde Agnès Varda. Quand la réalisatrice entend filmer autour du vivant et de l’artificiel, dans 7 p., cuis, s. de b. à saisir, œuvre quasi expérimentale, elle appelle la comédienne pour lui confier le rôle d’une servante et cuisinière au sein d’une famille aisée. C’est encore une rencontre déterminante. Un an plus tard, en 1985, Agnès Varda lui offre de nouveau un rôle dans Sans toit ni loi. Un moment clé où Yolande Moreau s’interroge, remet en question son travail d’humoriste seule en scène, tentée par le travail de troupe. Quand elle tombe sur un article consacré à Jérôme Deschamps autour du travail du comédien, soulignant « ses défauts à gommer », c’est un coup de foudre sonnant comme une invitation. Elle postule alors pour jouer dans son prochain spectacle, Lapin chasseur. « On n’était pas loin de cinq cents dans les couloirs à postuler pour un stage avant de prétendre jouer ! »

Il n’empêche, Yolande est choisie et reste douze ans dans la bande à Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, interprétant un personnage à la marge, à la fois drôle et fruste, déroutant, popu, foutraquement calé dans les subtilités. Des années pendant lesquelles, à la marge des marges, elle crève le petit écran, sur Canal +, dès 1993, avec un programme court, « Les Deschiens », aux côtés notamment de François Morel, de Bruno Lochet et -d’Olivier Saladin. Un univers absurde, parfois mal compris, ou compris à l’inverse, peuplé d’une foule de personnages que d’aucuns perçoivent comme une moquerie des petites gens. « On ne se foutait pas du tout des gens ! On était avec eux », reprend-elle aujourd’hui. Mais un succès qu’elle ne peut regarder alors : installée dans l’Eure, dans un village près de Vernon, entre deux vallons, « parce que je ne voulais surtout pas habiter en ville et tenais à pouvoir cultiver mon jardin », elle ne capte pas Canal +, pas même en clair !

En 2004, Yolande Moreau change de costume. Elle puise dans son spectacle inaugural la matière de son premier film, Quand la mer monte, réalisé avec Gilles Porte, portant sur le grand écran les tribulations d’une comédienne humoriste en tournée dans le nord de la France, croisant sur son chemin un -porteur de géants. Une œuvre poétique, frayant dans la classe populaire, gigotant dans la bière du -Pas-de-Calais, chargée d’amicalités, d’humanités. Pour un coup d’essai, un premier film, c’est une réussite. Prix Louis-Delluc, César de la première œuvre et celui de la meilleure actrice (elle en obtient un second pour –Séraphine, en 2009). Yolande Moreau reçoit cette flopée de récompenses à son habitude : la modestie et la simplicité, s’excusant presque devant la gloire. « J’ai eu la chance que le succès arrive tard et d’être solidement entourée. » Tandis que la filmographie s’avance au fil des rencontres, de Costa-Gavras à Catherine Breillat, de Noémie Lvovsky à Jaco Van Dormael.

C’est une constante : à l’exception de Jérôme Deschamps, sollicité franchement, elle n’a jamais démarché, quémandé un rôle. Yolande Moreau ne demande rien. Mais, si tu ne viens pas à Lagardère… on connaît la suite. Tel est le cas avec Albert Dupontel, qui fait appel à elle pour Enfermés dehors (2006). Dupontel, encore un univers particulier, déployé dans les fragilités, total foutraque aussi. Tel est le cas avec Gustave Kervern et Benoît Delépine, trempés dans les cosmogonies singulières, qui lui offrent le rôle principal d’une histoire cocasse, sociale et politique, Louise-Michel (2008), qui voit un patron vider son entreprise pour la délocaliser, avant de se confronter à la révolte de ses ouvrières, embauchant un tueur à gages pour le buter. « J’ai tout de suite bien aimé, confie Yolande Moreau. C’est une histoire culottée, qui leur ressemble. En dépit des apparences, derrière leurs lunettes noires, ce sont deux grands timides ! » Deux bougres avec lesquels elle tournera deux films encore, Mammuth et Le Grand Soir. Entre-temps, fidélité oblige, elle réapparaît dans Les Plages d’Agnès, jouant son propre rôle, renquille avec Albert Dupontel dans Neuf Mois ferme, « parce que j’aime bien le bonhomme », dit-elle.

Autant d’univers voguant en des mondes différents, « non pas décalés, parce que le mot est galvaudé, employé à tire-larigot, précise-t-elle. À force d’être décalé, y a plus rien de décalé ! J’aime travailler avec des gens qui possèdent une écriture, ce qui m’impressionne toujours. J’aime le poids des mots, des petites fêlures. C’était le cas chez Zouc, dont le corps à lui seul est une écriture. Après, ce sont des amitiés qui restent. Il y a chez eux une manière de raconter les choses, et ce sont toujours des films politiques. Ils le sont dès lors que l’on parle de la vie des gens. Les forts en gueule, un peu drôles, ça ne m’intéresse pas ! Il faut dire que j’ai toujours eu la chance de choisir mes rôles. Jusqu’à présent, je n’ai pas le sentiment d’avoir vendu mon âme au diable. J’ai cette impression de ne pas avoir fait de compromis. Je garde mon fil rouge, mon envie de raconter la vie des gens. C’est exactement ce que j’ai fait à Calais et à Grande-Synthe pour Nulle part, en France, modestement. »

Non sans quelque hésitation. Jusqu’au dernier moment, elle a failli dire non. « Je n’avais jamais fait de reportage ni de documentaire, et j’ai l’habitude de préparer les choses sur le long terme. Surtout, je ne me sentais pas légitime et j’avais peur de faire irruption avec une caméra. On est là loin de la fiction, d’un plateau de tournage, dans un grand bateau, mais, finalement, j’ai beaucoup aimé travailler avec une petite équipe. J’ai trouvé ça intense, et intense la fierté de tous ces gens qui aiment la vie, malgré tout, ne renoncent jamais. Il est donc choquant qu’un État comme la France ne puisse accueillir des gens qui fuient la guerre. C’est un peu simpliste, je m’en excuse. »

Cette excuse a valeur de doute, furieusement accroché en elle. « C’est ce qui me fait avancer, reconnaît Yolande Moreau. Mais douter, c’est parfois pas marrant ! » C’est aussi ce qui lui pend maintenant au nez : elle planche sur un nouveau film, articulé autour des faussaires.

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