Luttes sociales : « Créer un militantisme du harcèlement permanent »

Alors que le mouvement ouvrier traditionnel peine à agir contre le capitalisme financier mondialisé, le philosophe Michel Feher s’interroge sur les possibilités d’inventer de nouvelles façons de lutter plus efficaces.

Olivier Doubre  • 20 décembre 2017 abonné·es
Luttes sociales : « Créer un militantisme du harcèlement permanent »
Le 10 novembre 2017 à Paris, manifestation d’Attac devant une boutique Apple. La multinationale « doit » 13 milliards d’euros au fisc français.
© JACQUES DEMARTHON/AFP

Quatorze manifs contre la loi El Khomri. Presque autant pour s’opposer aux ordonnances Macron. Force est de constater qu’à l’heure du capitalisme financier mondialisé les mobilisations du mouvement ouvrier traditionnel ne parviennent plus à infléchir les transformations imposées par les nouveaux maîtres du jeu capitaliste : les investisseurs d’un capital insaisissable et transfrontalier. Alors que faire, comme aurait dit Lénine ? Sans doute s’interroger sur ce qui a changé, et sur ce qui caractérise cette nouvelle époque d’un capitalisme où la coalition des travailleurs ne parvient plus à peser. Ces interrogations sont à la source du Temps des investis, un livre-manifeste du philosophe Michel Feher, qui refuse que le mouvement social se considère comme vaincu.

Dans votre livre, vous formez la notion d’« investis ». Que recouvre-t-elle ?

Michel Feher : Depuis vingt, trente ou quarante ans – avec la financiarisation du capitalisme – nous assistons au fait que l’acteur principal n’est plus l’employeur, mais l’investisseur. Le terme « investi » traduit alors pour moi un véritable changement de subjectivité. Nous observons en effet, depuis environ trois décennies, la subordination croissante des chefs d’entreprise, des chefs d’État ou de gouvernement, voire des simples individus, aux marchés financiers au sens large du terme – ou plutôt aux investisseurs.

Quand je parle de changement de subjectivité, je veux dire que cet investisseur ne voit pas en face de lui un commerçant (ou un travailleur libre) qui tente de vendre au meilleur prix ce dont il dispose, mais seulement des projets en quête d’investissements. L’investi est à l’investisseur ce que l’employé est à l’employeur. L’investisseur se trouve donc face à quelqu’un qui est potentiellement son partenaire, qui n’est pas encore un investi mais incarne un projet cherchant des investissements, ou aspire à devenir un investi (de la même manière que le demandeur d’emploi veut être employé). C’est pourquoi je dis que, si la question sociale est l’histoire des conflits entre les capitalistes et leurs partenaires-adversaires, elle oppose aujourd’hui les investisseurs (et non plus les employeurs) aux investis (et non plus les employés). Il s’agit donc d’une transformation essentielle du capitalisme.

Le titre de votre ouvrage, Le Temps des investis, indique que nous avons récemment vécu un changement d’époque…

En effet, mais la question de la temporalité est essentielle. Comme on se trouve dans une situation où les investisseurs dominent, dictant leurs conditions, la question est de savoir ce qui fait précisément ce pouvoir particulier des investisseurs. On pourrait répondre en disant : ce sont eux qui ont l’argent. Sans doute, mais, cet argent, ils l’ont souvent emprunté, ou ils le collectent et le placent pour d’autres. La réponse n’est donc pas satisfaisante. Quelle est la spécificité de leur pouvoir ? Il me semble que celui-ci s’exerce en continu.

L’exemple le plus évident est le suivant. Dans des pays, disons, ostensiblement démocratiques, les gouvernants sont dépendants de deux catégories de personnes : d’une part, les électeurs, à qui ils doivent leur place ; d’autre part, les investisseurs, et plus particulièrement les acheteurs de bons du Trésor, qui leur permettent de boucler leur budget. On pourrait ainsi dire que gouverner consiste à concilier des intérêts divergents.

À l’époque des Trente Glorieuses, les gouvernants essayaient de concilier les intérêts des capitalistes avec ceux des travailleurs. Aujourd’hui, ils devraient donc travailler à concilier les intérêts de leurs électeurs avec ceux des investisseurs. Sans doute. Mais il y a une différence fondamentale : les électeurs votent une fois tous les quatre ou cinq ans, tandis que les investisseurs votent toutes les nano-secondes ! Ce qui signifie que ces derniers exercent une préemption systématique du pouvoir, de la souveraineté. Et le fameux « Il n’y a pas d’alternative » de Margaret Thatcher signifiait en fait que l’art de gouverner consiste simplement à convaincre les électeurs qu’il n’y a pas d’autres choix que de se soumettre aux diktats des investisseurs, car, sinon, ils serreront les cordons de la bourse et ce sera pire !

C’est pourquoi les actions du mouvement ouvrier traditionnel sont devenues largement inefficientes aujourd’hui…

En effet. Mais cela va même plus loin. Les travailleurs, aujourd’hui, peuvent toujours faire grève, mais cela ne dure qu’un temps limité, et, dès lors que les capitaux peuvent bouger, la grève perd de sa puissance. Quant aux consommateurs, ils peuvent organiser des boycotts, mais c’est difficile. Alors que les investisseurs, eux, peuvent retirer leurs fonds à tout moment, avec des possibilités innombrables. Aussi, que faire lorsqu’on se trouve dans une telle situation ?

Il me semble qu’il y a deux possibilités. La première, qui explique à mon avis la renaissance aujourd’hui d’une gauche souverainiste (mais aussi d’une extrême droite souverainiste), serait d’essayer de reconstituer des espaces où les capitaux ne bougeraient plus. Et le meilleur espace pour cela est évidemment celui qui a la meilleure tradition démocratique : l’État-nation, tel un havre qui serait à l’abri de la finance internationale. C’est la vision de Jean-Luc Mélenchon et des souverainistes en général. Mais cela me semble bancal, et même dangereux puisque, dès lors qu’on met en avant la nation, l’extrême droite est beaucoup plus équipée pour en profiter.

Par ailleurs, même lorsqu’on souhaite décréter un contrôle strict et rigoureux de la circulation des capitaux, cela ne va jamais assez vite pour les empêcher véritablement de s’en aller. On se retrouve alors avec des pays appauvris, et, comme le mécontentement s’accroît, on limite de plus en plus la démocratie pour tenter d’éviter l’expression du mécontentement, comme au Venezuela, par exemple. Aussi, miser sur ces espaces protégés ne me semble pas un bon pari.

Alors… que faire ?

J’en viens donc au mouvement des investis – ou au « temps des investis ». Plutôt que d’essayer de créer des espaces protégés de la finance internationale, le véritable enjeu me semble de « jouer » dans le même temps que les investisseurs, comme jadis les socialistes ont joué dans le même temps que leurs adversaires, les capitalistes industriels. Comment, donc, créer un militantisme en continu ? Nos possibilités actuelles d’interventions sont limitées, ou discrètes : une grève, une manif, un vote, c’est-à-dire des actions ponctuelles qui peuvent certes avoir une certaine puissance, mais, lorsqu’elles sont terminées, c’est fini. Et cela fonctionne de moins en moins bien puisqu’en face ils ne dorment jamais – même pendant qu’on rentre de la manif à la maison.

Il s’agit donc d’imaginer une technique militante qui opère dans le temps des investisseurs, c’est-à-dire, comme eux, sur le mode du harcèlement continu. Il faut se souvenir que, dans une démarche analogue, les luttes sociales se sont toujours inspirées des inventions de l’adversaire. Ainsi, dans le secteur privé (mais pas uniquement), le modèle le plus intéressant de capitalisme financiarisé me semble être celui de l’agence de notation. Ce sont elles les arbitres des élégances, ou plutôt elles qui jouent sur la valorisation du capital à tout moment. Donc, l’idée de s’inspirer de cette institution-là et de constituer des agences de notation alternatives aurait l’immense avantage d’utiliser leur méthode de harcèlement continu.

Cela dit, il existe déjà des agences de notation alternatives…

Certes. Mais leur intérêt est un peu faible, car elles fonctionnent sensiblement de la même manière que les agences « normales ». Cependant, imaginer une agence de notation alternative qui additionnerait les expertises d’associations écologistes, de syndicats et d’associations de consommateurs pour attribuer des notations qui combineraient ces savoirs-là me paraît susceptible, si c’est bien fait, de créer cet effet de harcèlement.

En outre, il me semble que la vraie faiblesse des investisseurs sur laquelle on puisse espérer s’appuyer, c’est que ces gens sont par essence nerveux. Un rien les fait changer d’humeur ! Il suffit d’une rumeur pour que les choses basculent. On doit donc pouvoir jouer sur ce ressort.

Il existe d’autres possibilités, notamment par rapport aux gouvernements et à leur gestion de la dette publique. Je pense par exemple aux initiatives prises aux États-Unis après le mouvement Occupy concernant les dettes étudiantes. Il s’agissait alors de rassembler un certain nombre d’étudiants grugés par les emprunts qu’ils avaient dû souscrire, et qu’ils affirment qu’ils ne rembourseraient pas. Lorsqu’on atteint un nombre critique de personnes qui menacent de défaut de remboursement, cela crée une pression – ou une rumeur ! On le voit, il existe donc toute une série d’initiatives possibles qui me semblent importantes, précisément parce qu’elles jouent sur le terrain qui compte, c’est-à-dire les marchés financiers, qui constituent le champ de bataille le plus pertinent.

C’est pourquoi vous soulignez la nécessité, aujourd’hui, d’« actualiser le dispositif » en vue d’un mouvement militant d’investis qui « favoriserait l’appréciation de projets alternatifs ». Quels pourraient être ces projets ?

Dès lors que les entreprises s’occupent essentiellement de leur valeur actionnariale et les États de l’attractivité de leur dette publique sur les marchés financiers, cela implique que l’âge des carrières offertes du temps des Trente Glorieuses, les emplois stables, les transferts sociaux décents, tout cela est terminé. On assiste ainsi à cette « ubérisation » ou à cette précarisation généralisée qui fait que les gens peuvent de moins en moins compter sur leurs revenus salariaux puisque, pour survivre, ils sont obligés de se vendre sans cesse, quasiment à la tâche, et surtout d’emprunter. Ce qui signifie également que les individus vivent désormais de leur crédit, puisque, pour pouvoir emprunter, ils doivent présenter un certain crédit auprès des prêteurs. De même, pour pouvoir se faire recruter à la tâche, il faut avoir projeté une certaine image de l’intérêt que constituent ses propres compétences.

Là encore, à gauche, une des tentations possibles est de réclamer un retour en arrière : rendez-nous la société salariale ! Marx nous avait pourtant expliqué que le fond de l’aliénation et de l’exploitation capitalistes était le salariat ! Je crois donc que l’enjeu serait peut-être de tirer parti du fait que le capitalisme a compris que le salariat n’est plus la meilleure manière de maximiser son accumulation, et qu’il tend à créer une société post-salariale de droite. Aussi, la réponse serait peut-être de se saisir de ce mouvement pour fonder une société post-salariale de gauche, dont l’un des fondements repose sans aucun doute sur la renaissance à laquelle on assiste d’un mouvement coopérativiste, d’autant plus intéressant qu’il s’articule avec le développement du numérique et des plateformes.

C’est pourquoi vous parlez d’un nouvel imaginaire de gauche, quand celle-ci est à tout le moins en retard, ou ne dispose pas encore du logiciel adéquat…

Je le crains. Même si ce n’est pas vrai partout et tout le temps. Si l’on observe les innovations mises en œuvre du côté de la mairie de Barcelone aujourd’hui, on ne peut que constater que ce logiciel est déjà en place, en dépit de toutes les difficultés qu’il rencontre. Si l’on analyse les programmes de Jeremy Corbyn ou de Bernie Sanders, on voit bien qu’ils conservent un pied dans la tradition, mais que ce n’est pas seulement cela. Je ne crois donc pas crier seul dans le désert !

Il me semble important d’essayer de tirer de ces innovations des enseignements qui ne soient peut-être pas programmatiques, mais du moins plus théoriques ou analytiques. Précisément parce que, dans une société post-salariale, le découplage entre la protection sociale et le travail salarié apparaît indispensable. Et, si l’on veut soutenir ou promouvoir les projets coopérativistes, cela ne peut se faire qu’avec une protection sociale découplée du travail salarié.

Enfin, vient ici la question des communs, non pas tant comme régime de propriété particulier, mais comme dérogation aux régimes de propriété classiques. En considérant que les communs n’appartiennent pas à tout le monde mais plutôt qu’ils autorisent un droit d’accès à tout le monde. Et cela signifie alors que, si l’on n’a pas beaucoup de capital, les politiques publiques peuvent aider, en favorisant des dérogations au droit de propriété.

Michel Feher Philosophe, fondateur du collectif Cette France-là.