À la veille du Mondial, Moscou sous surveillance

Les opposants russes craignent que la Coupe du monde ne serve qu’à limiter encore plus ce qui reste de leurs libertés de penser et d’écrire. Reportage.

Claude-Marie Vadrot  • 11 juin 2018
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À la veille du Mondial, Moscou sous surveillance
© photo : DIRK WAEM / BELGA MAG / BELGA

Une semaine avant les premiers matchs, la Coupe du monde de football n’était guère un sujet de conversation à Moscou. Ni dans les milieux (discrètement) contestataires, ni chez les nouveaux bourgeois, ni sur les marchés populaires (qui le sont de moins en moins, vus les prix) de la capitale. Les premiers n’y voient qu’une opération de communication pour le pouvoir, les seconds ne jurent que par le tennis ou le golf, parce qu’ils rêvent de cet Occident pourtant vilipendé dans toutes les émissions de télévision.

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Quant aux Moscovites qui passent leur vie à se « débrouiller » pour lutter contre l’inflation et la vie chère, leurs réactions sont, quand elles existent, limitées à deux thèmes. D’une part, ils font à mi-voix part de leurs craintes « d’avoir à payer tout cela ». De l’autre, ils font part de leurs réflexions sur l’équipe de France : « Pourquoi vous n’avez que des “tchornys” [des basanés] dans votre équipe ? » demande un vendeur de fruits et de légumes du marché Danilovsky. Les explications sur la diversité de la population française, sur les origines des joueurs sont au-delà de sa compréhension alors que nous nous connaissons depuis des années : « Je n’y crois pas, c’est comme si notre équipe n’était composée que de Tchétchènes qui viendraient avec leurs armes. Je comprends pourquoi notre Président ne vous aime pas. C’est pareil pour les équipes anglaises ou allemandes ? »

Internet de plus en plus surveillé

La réélection de Vladimir Poutine n’a pas amélioré l’atmosphère de Moscou, cette capitale où se concentre la majorité de ses opposants. Lesquels sont de moins en moins enclins à se confier. Sauf à renouer avec une vieille habitude de l’Union soviétique : se confier dans sa cuisine parce que cette pièce était supposée la seule à ne pas être sonorisée au profit du KGB. Cela relevait, déjà, souvent du fantasme et ne correspond en tout cas plus à grand-chose en 2018. Épier Internet et les messageries – même celles supposées privées ou cryptées – suffit largement pour surveiller la petite part de la population qui grommelle en permanence contre le pouvoir. À Moscou comme en province.

Quelques journalistes, brimés par leurs rédacteurs en chef, ou bien ayant la chance de travailler pour Novaïa Gazeta, le seul organe de presse jouissant d’un peu de liberté, même surveillée, racontent donc dans la cuisine d’un immeuble de 18 étages de Yugo-Zapad (sud-ouest de Moscou) comment et pourquoi leurs libertés se restreignent chaque mois davantage. Et ils font promettre que leurs noms ne seront pas cités. Elvira insiste : « Cette compétition dont nous savons tous qu’elle a été achetée au prix fort par le Kremlin est une occasion inespérée pour resserrer encore plus le filet autour de ceux qui résistent encore, ouvertement ou secrètement. Moscou et toutes les villes qui accueilleront un ou plusieurs matchs seront encore plus surveillées et militarisées qu’à l’ordinaire. Comme pendant les Jeux d’hiver de Sotchi, tous les gens qui bougeront une oreille seront écartés des villes sensibles. »

Journalistes cernés et surveillés

Commentaire acerbe d’Arkadi, un autre journaliste, qui rêve de partir enfin à l’étranger : « C’est cela, le gouvernement va leur offrir quelques semaines de vacances comme il l’a fait pour cet écolo qui a payé de deux ans de camp ses critiques sur les destructions de Sotchi et de ses environs. » Il se marre et ajoute : « Peut-être qu’ils les enverront en Mordovie où ils ont construit un stade de 45 000 places qui, comme à Sotchi, ne servira que quatre jours. Pour une république de 800 000 habitants, de moins en moins nombreux. Mais bon, comme c’est dans cette République que le goulag a été inventé dans les années 1930, le fabuleux stade de Saransk finira peut-être par être utile. »_

Tous ces journalistes, mais aussi d’autres opposants dispersés et encore plus isolés en province, n’en peuvent plus d’être cernés et surveillés, et tournent le dos à la Coupe du monde. Ils n’ont comme source d’information qu’un Internet de plus en plus surveillé et Novaïa Gazeta, qui n’a pas les moyens de paraître plus de trois fois par semaine malgré les efforts et la ténacité de son rédacteur en chef, Dmitri Mouratov.

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