Sous le masque laïc, la contre-révolution arabe

Nous publions ici une version longue du texte de François Burgat publié dans notre hebdomadaire, où le politologue analyse les relations coupables que la France entretient avec les dictateurs arabes, qui trouvent leur justification, au-delà du commerce des armes, dans un anti-islamisme indifférencié.

François Burgat  • 20 février 2019
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Sous le masque laïc, la contre-révolution arabe
© photo : Le prince saoudien Mohammed Ben Salmane en visite le 27 novembre 2018 chez l’autocrate égyptien Abdel Fattah Al-Sissi.crédit : BANDAR ALGALOUD/SAUDI KINGDOM/ANADOLU AGENCY/AFP

Pourquoi le lien qui relie la « France des droits de l’homme » à l’un des plus terribles bouchers de ces droits, l’Égyptien Abdelfatah Sissi, traverse-t-il si imperturbablement le temps ? Pourquoi les pires dictateurs arabes conservent-ils le soutien à peu près sans faille de leurs interlocuteurs occidentaux ? J’y vois deux raisons principales.

Je nomme la première la « dictature du court terme électoraliste ». Le prince s’oblige à faire primer les intérêts à court terme de son électorat (le demi-point de croissance escompté) sur ses intérêts à plus long terme. C’est ainsi que la vente des armes aux bourreaux prime sur la dénonciation des atteintes les plus grossières aux droits humains de leurs victimes, qui seront pourtant très vraisemblablement nos interlocuteurs de demain. Mais si cette « dictature du court terme électoraliste » impose si facilement ses exigences, c’est qu’elle surfe sur une altération autrement plus profonde de la relation à notre environnement « musulman ». Pourquoi la criminalisation indistincte des cibles humaines de Sissi, les « terroristes Frères musulmans », selon la terminologie très officiellement en vigueur en Égypte, mais également les individus et les pays – tel le Qatar – qui sont réputés refuser de les criminaliser, fait-elle l’objet d’un quasi-consensus de la classe politique et de l’opinion publique? Pourquoi les cerveaux se débranchent-ils et les tripes prennent-elles le pas à la seule évocation de ces « islamistes » qui ont pourtant donné à la région ses premières majorités électorales libres ? Pourquoi – si dérangeante soit la proposition pour la vulgate du pseudo-laïcisme ambiant – refuse-t-on d’entrevoir que c’est ce courant central de l’« islam » dit « politique » qui est actuellement porteur des espoirs démocratiques de cette région de la planète. Et que c’est donc bien la démocratie qui est paradoxalement aujourd’hui la « première victime » de cette lutte aveugle que nous menons aux côtés de « modernisateurs » arabes auto-proclamés, « contre l’islam politique ? » (1). La réponse n’est pas simple mais il est essentiel de la connaître.

De la dénonciation du takfîr de l’autre à sa… « guantanamisation »

Il est fréquent d’attribuer à la culture musulmane cette redoutable spécificité que serait l’outil idéologique qu’emploient les groupes les plus radicaux pour « excommunier » et donc plus banalement délégitimer leurs rivaux, le concept de « takfir ». Faire de son adversaire un « kâfir » (mécréant) a effectivement pour résultat de le priver des droits inhérents à son appartenance à un groupe perçu comme légitime et donc à le… déshumaniser. Cette pratique n’est pourtant ni nouvelle ni « musulmane ». « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », répétaient tout au long des années 1990, après Saint-Just, les pourfendeurs algériens (ou français) du Front islamique du salut pour légitimer à la fois sa mise hors la loi et, souvent, l’élimination physique de ses membres ou même de ses électeurs. Et les militants d’Amnesty International avaient alors besoin de formations spécifiques pour admettre que les victimes « islamistes » de la torture devaient être défendues comme les autres. Plus fidèlement que le vocable «excommunication», démonétisé dans une société largement déchristianisée, on peut, avec à peine un zeste de provocation, rendre compte du versant occidental du takfîr en qualifiant de « guantanamisation » la privation du statut de combattant inaugurée par les États-Unis à l’égard de leurs agresseurs, réels ou réputés, du 11 Septembre. Or, en France et en Occident d’abord, mais tout autant au Proche-Orient ensuite, c’est bien à une sorte de déshumanisation-« guantanamisation » indiscriminée de leurs adversaires ou de leurs rivaux politiques, y compris les plus légalistes, que se livrent aujourd’hui les porte-voix de l’«anti-islamisme primaire». Et ils le font sans plus de légitimité que n’en avaient en leur temps les communicateurs de la junte algérienne lancés dans l’éradication physique de ceux de leurs rivaux que les urnes avaient consacrés.

Une petite frange, radicale, de ces « islamistes » porte bien évidemment une part de responsabilité dans la passion réactive que suscite l’écrasante majorité de ceux qui ne le sont pas ! Pourtant, en matière de violence, les condamnations les plus nécessaires ne sauraient autoriser à inverser la hiérarchie des responsabilités : dans le monde arabe contemporain, ceux qui doivent être réformés, ce sont bien les bourreaux – par exemple, ceux de l’ignoble massacre de la place Rabi’a au Caire en août 2013, héritiers des commandos de la mort de tant de leurs prédécesseurs, d’Alger à Damas en passant par Bagdad – et non pas… leurs victimes. Il est dès lors essentiel de comprendre que si ces bourreaux peuvent se pérenniser dans une si parfaite impunité, c’est non seulement à cause de leur usage immodéré de cette violence qu’ils attribuent à leurs opposants mais aussi grâce à l’étonnante efficacité de la propagande qu’ils développent à leur encontre. Il faut donc en venir maintenant à l’essentiel : quelles sont les racines, ou les coulisses, de cette formidable efficacité ?

Les rancoeurs du mal-être postcolonial

On ne sait pas assez que le choeur de ces adeptes de la guantanamisation, du takfir ou de la déshumanisation de la génération islamiste tout entière, viennent d’horizons géographiques et idéologiques, occidentaux mais aussi « orientaux », particulièrement diversifiés. Certes, une partie d’entre eux, pas seulement en Occident, ne sont mus que par les peurs irraisonnées nourries par leur méconnaissance de l’autre. Mais certains, surtout du côté des acteurs étatiques, le sont par des calculs aussi lucides que cyniques, qui cultivent et instrumentalisent très sciemment ces ignorances. En France, de l’extrême droite aux profondeurs de la gauche socialiste ou communiste, des « cathos » aux « gauchos », à quelques oasis près, le rejet obsessionnel et indiscriminé de la génération islamiste plante ses racines dans un large spectre de motivations. Elles vont de la volonté, à gauche, de prévenir toute réémergence du religieux dans l’espace public, jusque, à droite cette fois, à une banale concurrence de dogmes. Mais des deux côtés du spectre politique, le ciment de cette posture se nourrit d’une sorte de mal-être postcolonial très largement partagé. Ce rejet intransigeant surfe d’abord sur les peurs, pas nécessairement illégitimes, des inconnues de l’avenir du vivre ensemble planétaire. Mais il se nourrit plus encore et surtout des rancœurs profondes suscitées par l’affirmation des ex-colonisés musulmans. Dans cette conjoncture «décoloniale » très émotionnelle, la rive occidentale du monde a le sentiment de perdre le « monopole d’expression de l’universel » que son hégémonie culturelle et politique, coloniale d’abord, impériale ensuite, lui avait donné un temps l’illusion de posséder.

L’alliance opacifiante de certaines gauches arabes, des dictateurs (anciens et nouveaux) et de Tel Aviv

On l’oublie trop souvent, les acteurs occidentaux de la criminalisation irrationnelle des islamistes s’appuient ensuite sur de très solides partenaires… orientaux. Ce sont d’abord une partie au moins des héritiers des vieilles gauches nationalistes, qui se trouvent être les interlocuteurs privilégiés – voire quasi exclusifs – des sociétés civiles comme des chancelleries occidentales. Ceux là n’en finissent pas d’exporter une version tronquée, plus valorisante pour eux, de la bataille qu’ils ont perdue contre leurs concurrents islamistes. Plus ou moins consciemment, les moins exigeants de ces rescapés sont ainsi devenus les relais particulièrement efficaces de la criminalisation de leurs rivaux. Et de façon bien plus dommageable, des causes les plus profanes – et les plus légitimes – qu’ils défendent.

Il se trouve ainsi que certains de « nos amis laïques » accordent leur appui paradoxal mais décisif à la rhétorique de ces dictateurs qu’ils ont longtemps combattus et auprès de qui, confrontés à l’effondrement de leurs résultats électoraux, ils ont choisi de se réfugier. Ils confortent donc le discours des indéboulonnables autocrates de la première génération, tel l’inusable Bouteflika. Ou, bien sûr, celui de Bachar al-Assad, relayé par l’appareil de communication du Hezbollah et ses alliés libanais « aounistes » et par la puissante cyberlogistique de Poutine. De Rachid Boudjedra à Kamel Daoud (2) en passant par Yasmina Khadra (3) et d’autres, le régime algérien continue pour sa part à communiquer par le biais des (brillants) écrivains et intellectuels « éradicateurs » qu’il exporte aux côtés de ses irrésistibles « féministes d’État ». L’action essentielle de ces mercenaires culturels, rompus à « casser du barbu » sur les rives de la Seine est complétée par les prestations d’inévitables « repentis ». Et tous sont triomphalement promus par les sunlights de la « grande » presse française.

Depuis quelques années, une nouvelle génération d’autocrates, celle de l’égyptien al-Sissi puis du saoudien Ben Salman, auto-proclamés « modernisateurs » puisqu’« ils combattent l’islam politique », est venue renforcer les capacités de cet impressionnant réservoir d’énergies mobilisée au service de la criminalisation de l’entière scène islamiste. Depuis juillet 2017, le « quartet » mené par Riad (Émirats, Bahreïn et Égypte) a décidé de faire payer au «vilain petit Qatar» (4) le prix de son alignement sur la dynamique printanière relayée en grande partie par les Frères. Nourri par les imaginatives officines émiraties (qui voient des islamistes derrière les Gilets jaunes), le « Qatar bashing » a atteint une violence sans précédent, recrutant pour ce faire hommes politiques, journalistes (5) ou polémistes occidentaux ou arabe.

Last but not least, cette coalition déjà imposante reçoit enfin le soutien absolument décisif de la formidable machine de communication israélienne. La jonction opérée entre Israël et les élites autoritaires arabes ne date pas de l’alliance anti-iranienne promue depuis 2015 par le saoudien Ben Salman. Au lendemain des premiers attentats suicides menés par le Hamas en mars 1996, la « féministe d’État » algérienne Khalida Messaoudi, alors réputée «opposante » à la junte avant d’être sans surprise transformée en indéboulonnable ministre de la Culture, était venue en Israël lancer un fondateur « appel au monde libre » contre le « terrorisme » pour « sauver la paix ». L’entente est demeurée plus que jamais naturelle, la qualification d’« islamiste » servant à discréditer « à l’idéologique » les oppositions et les résistances à d’identiques débordements autoritaristes.

Le rôle de cet orchestre où se complètent les deux anti islamisme, occidental et oriental, se révèle ainsi particulièrement déterminant. Il recoupe les peurs réactives mais aussi les stratégies cyniquement délibérées, occidentales, israéliennes et arabes, dont l’objectif obsessionnel est de discréditer « à l’ émotionnel » l’entière génération de leurs opposants, c’est-à-dire de toute contestation, même légaliste, de leur hégémonie politique. C’est ainsi que sous le pavillon de « la défense de la laïcité », de la « lutte contre le terrorisme » et, parfois même de « la lutte contre l’antisémitisme » naviguent en réalité aujourd’hui des mobilisations de plus en plus explicitement contre-révolutionnaires. Il serait urgent de s’en apercevoir.


(1) Marc Cher-Leparrain, « La démocratie, première victime de la guerre contre l’islam politique », Orient XXI, 9 janvier 2019.

(2) Voir par exemple : Omar Benderra, « La résidence très politique d’un écrivain algérien », Algeria-Watch, 4 février 2019.

(3) Voir Yasmina Khadra, L’Imposture des mots, Julliard, Paris, 2002. L’unique objet de ce livre était de dénoncer tout le mal que son auteur avait subi de la part des éditions La Découverte, coupables à ses yeux d’avoir, un an plus tôt, publié le témoignage d’un militaire dissident (Habib Souaïdia, La Sale Guerre) qui révélait la sauvagerie déchaînée par la junte algérienne à partir de 1992 contre les insolents électeurs du Front islamique du salut – une sauvagerie qu’il avait lui-même occultée. Le succès du livre de Souaïdia avait en effet contribué à occulter L’Écrivain, paru au même moment, où Khadra révélait son identité d’officier dans l’armée algérienne.

(4) Pour reprendre le titre de l’un des pamphlets qui ont ciblé l’Émirat à partir du début du printemps arabe : Nicolas Beau et Jacques-Marie Bourget, Le Vilain Petit Qatar. Cet ami qui nous veut du mal, Fayard, Paris, 2013.

(5) Cette bien réelle coopération est notamment à l’origine de l’improbable spectacle du journaliste français Ian Hamel – accessoirement le fer de lance du lynchage de Tariq Ramadan dans les colonnes du Point – jouant en mars 2018 sur un plateau de télévision cairote le rôle de faire valoir d’Abdelfatah al-Sissi, le champion « anti-Frères » des Émiratis, dans une mise en scène dérisoire destinée à redorer son blason international. Voir la vidéo de cette émission (en arabe) sur YouTube.

Monde
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