Procès de Bure : silences et esquives plombent la manifestation de la vérité

Au deuxième jour du procès des militant·es de Bure, les prévenu·es ont gardé le silence, tout comme le procureur. Quant au juge d’instruction, cité comme témoin par la défense, il s’est réfugié dans le refus de commenter son ordonnance.

Vanina Delmas  • 3 juin 2021
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Procès de Bure : silences et esquives plombent la manifestation de la vérité
© Photos : Vanina Delmas

La journée a commencé par un silence. Ou plutôt sept silences : chaque prévenu·e a décidé de faire usage de son droit au silence lors de l’examen de personnalité. À l’inverse, la plupart des témoins appelés par la défense ont été plus volubiles. Sauf peut-être le premier, celui que la plupart attendait : Kevin Le Fur, ancien juge d’instruction de Bar-le-Duc qui a dirigé l’enquête ouverte en juillet 2017 après la dégradation de l’hôtel-restaurant Le Bindeuil à Bure.

Un interrogatoire capital pour la défense, qui fait corps pour démontrer les dérives de l’instruction visant sans le dire les idées politiques des sept prévenu·es, identifié·es comme opposant·es au projet Cigéo d’enfouissement des déchets nucléaires. Si les faits retenus ne concernent plus que la manifestation non déclarée du 15 août 2017 qui a tourné en affrontements, l’accusation d’association de malfaiteurs donne un tout autre ton à cette affaire.

À l’aise dans ce prétoire qui était son territoire, il a encaissé les questions des avocat·es car sa parade était toute trouvée : « Je ne commenterai pas mon ordonnance de renvoi », a-t-il répété en boucle pendant près d’une heure et demie. La défense l’interroge longuement sur les moyens et le budget consacrés à l’enquête, qui a duré quatre ans. Une enquête fouillée de Reporterre et Mediapart (ici et ici) avait estimé à un million d’euros le coût de la géolocalisation, des perquisitions, des milliers d’heures d’écoute, des balises posées sur des voitures, les contrôles routiers, l’utilisation du logiciel Anacrim…

Me Faro : Avez-vous bénéficié d’un budget illimité pour poursuivre toutes ces personnes ?

Kevin Le Fur : J’ai un budget illimité pour toutes instructions.

Parmi les moyens utilisés pour cette surveillance hors norme, l’utilisation d’IMSI-catchers, des valises-espions qui happent les données téléphoniques présentes aux alentours. Une technologie rendue légale en 2016, dans le cadre de la lutte antiterroriste. Le juge d’instruction Kevin Le Fur avait autorisé la pose de ces capteurs en février 2018, lors d’une audience au tribunal de Bar-le-Duc concernant des personnes liées au mouvement anti-Cigéo.

Me Régley : Je vais vous dire le fond de ma pensée : je pensais que vous n’alliez pas venir. Quand je vous ai vu le premier jour, j’ai eu un espoir quant à la manifestation de la vérité. L’espoir est vite retombé. Nous sommes tous réunis ici pour la manifestation de la vérité. Pouvez-vous indiquer aux prévenu·es, et au public ensuite, l’objectif de l’installation de ces IMSI-catchers ?

Kevin Le Fur : De mémoire, cela a servi à faire avancer les investigations. par principe, il n’y a pas d’obligation de résultat dans une investigation.

Progressivement, les avocat·es de la défense interrogent Kevin Le Fur sur les fondements politiques de l’enquête. « Pourquoi n’avez-vous pas dit aux gendarmes que les centres d’intérêts politiques de nos clients ne faisaient pas partie des éléments pour la manifestation de la vérité ? Pensez-vous que les prevenu·es comprennent les raisons pour lesquelles les gendarmes ont fouillé leurs idées politiques ? », interroge Me Kempf. Ferme, sûr de lui, mais pesant chacun de ses mots, Kevin Le Fur a répondu que « les gendarmes n’ont pas fouillé les idées politiques des prévenus ». « Ils ont mené les investigations sous mon contrôle avec un seul but : la manifestation de la vérité. »

© Politis

Contrairement à Kevin Le Fur, qui a donc refusé d’analyser, d’argumenter et même de défendre le dossier, le second témoin n’a pas hésité. Avec son recul d’historienne spécialiste des procès politiques depuis 1945, Vanessa Codaccioni l’affirme : « Dans ce procès, il n’y a jamais de malfaiteurs, il n’y a que des militants : il faudrait parler d’association de militants. » Elle précise :

Cette inculpation permet de neutraliser les individus avant qu’ils ne passent à l’acte. Elle vise à criminaliser les idées et les appartenances politiques. Elle a des effets pernicieux : elle permet de pallier le manque de preuves. On arrête le plus grand nombre et la justice doit faire le tri. C’est le règne de la présomption de culpabilité.

À propos des interdictions de se rencontrer subies par les prévenu.es, la politologue, qui a aussi beaucoup suivi les procès des gilets jaunes, est catégorique : « C’est d’une extrême gravité, cela ne doit intervenir qu’après le jugement mais pas dans le cadre d’une enquête. Le but est d’empêcher de militer, d’avoir des liens affectifs. » D’une voix claire, elle explique que les procès politiques ne sont pas récents en France. « Mais auparavant, c’était reconnu, discuté par toutes les parties et l’amnistie politique existait. Aujourd’hui c’est fini et cela a laissé place à une criminalisation dépolitisante. »

Malgré l’avertissement du procureur de la République, la veille, sur le fait qu’il fallait rester sur le juridique et non émettre d’avis sur Cigéo ou le nucléaire, le sujet des déchets nucléaires s’est immiscé dans le prétoire. Bernard Laponche, physicien nucléaire, ancien ingénieur au CEA et membre de l’association Global Chance, a commencé par rappeler à quel point la question des déchets nucléaires a toujours été secondaire puisque le plus important était l’usage militaire ou produire de l’électricité. Un cours d’histoire express pas vraiment au goût du juge qui demande à ce que les déclarations aient un lien avec le procès… Le scientifique, défenseur intraitable des alternatives à l’enfouissement des déchets nucléaires, affirme alors : « Il est normal qu’il y ait eu ces manifestations contestant cette solution mauvaise et imposée qu’est Cigéo. Il y a une légitimité éthique dans la protestation ! »

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N’en déplaise au président, poursuivre des militant·es appartenant à une lutte qui dure depuis une trentaine d’années oblige à se replonger dans le passé. Car la façon dont le choix de la « solution miracle » de l’enfouissement a été fait, puis comment le territoire aux alentours de Bure a été acheté pour implanter ce qui devait rester un laboratoire de recherches géologiques, explique le terreau de cette lutte. Un historique que Claude Kaiser a vécu dans sa chair puisqu’il est « entré en résistance » il y a vingt-huit ans. « La moitié de mon âge ! », clame-t-il avec fierté. À la barre, l’ancien maire de Ménil-la-Horgne ne peut retenir l’émotion qui fait trembler sa voix lorsqu’il raconte la « corruption institutionnalisée ». « Je me suis senti humilié, sali, acheté, et trahi par ceux qui s’étaient portés candidats sans jamais nous consulter, nous, les petits élus locaux. Dans la vie d’un homme qui se bat pour un territoire, c’est extrêmement violent. »

Avec ses mots simples mais percutants, Claude Kaiser décrypte le cercle vicieux enclenché : l’impuissance face au mur des institutions, la difficulté de s’exprimer, de s’opposer sur ce territoire peu peuplé et conservateur, le besoin d’un souffle nouveau de la lutte contre Cigéo, et le déni démocratique obligeant les opposants à créer un rapport de force :

Quand on s’exprimait, on était raillé, moqué, humilié… Ça donne de la colère ! Nous sommes vus comme des extrémistes, violents, alors que pas du tout. La majeure partie des gens que j’ai rencontrés n’avaient que de la paix en eux. Nous l’exprimons différemment mais nous avons tous la même colère ! J’aurais pu me retrouver sur le banc des accusés, j’aurais pu me retrouver malfaiteur parmi les malfaiteurs…

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