Théâtre : le souffle de Rodrigues

Les Bouffes du Nord nous invitent à un voyage entre passé et futur avec deux œuvres du nouveau patron du Festival d’Avignon.

Anaïs Heluin  • 19 octobre 2022 abonné·es
Théâtre : le souffle de Rodrigues
© « Le choeur des amants », aux Bouffes du Nord. (Photo : Filipe Ferreira.)

La dernière fois que nous avons parlé ici de Tiago Rodrigues, c’était pendant le Festival d’Avignon. Déjà nommé pour prendre la suite d’Olivier Py à la tête de ce rendez-vous théâtral dès 2023, l’auteur et metteur en scène portugais y faisait une apparition discrète. Si d’autres éditions avaient pu nous faire découvrir ses mises en scène – le magnifique Sopro puis une Cerisaie –, il n’était cette année présent qu’en tant qu’auteur, avec son Iphigénie montée par Anne Théron.

Chœur des amants, jusqu’au 29 octobre, et Catarina et la beauté de tuer des fascistes, jusqu’au 30 octobre, au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris Xe, 01 46 07 34 50.

Rythmée d’une manière si particulière, la seule écriture de Tiago Rodrigues imposait aux acteurs un phrasé et des gestes à la fois doux et profonds, un souffle caractéristique de ses spectacles. Portée par un chœur féminin, la tragédie de la fille d’Agamemnon exprimait aussi la foi de Rodrigues dans la capacité du théâtre à enrayer la répétition des violences.

Le Théâtre des Bouffes du Nord nous offre en ce moment l’occasion de saisir le rapport au temps et à l’histoire si singulier de Tiago Rodrigues en programmant deux de ses pièces : la recréation d’une œuvre de jeunesse, Chœur des amants, et son nouveau spectacle Catarina et la beauté de tuer des fascistes.

La première nous fait entendre l’un des fondements de son écriture, presque toujours liée à des comédiens avec qui il souhaite travailler : très musicale, elle forme une partition faite de motifs récurrents où s’invitent des variations subtiles. Composée d’un texte écrit et créé à Lisbonne en 2007 et d’une deuxième partie réalisée pour les Bouffes du Nord, la pièce révèle l’art avec lequel Tiago Rodrigues sait se pencher sur son passé comme sur le passé en général.

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Alma Palacios et David Geselson, excellents dans Chœur des amants. (Photo : Filipe Ferreira.)

Porté par les mêmes excellents acteurs qu’il y a quinze ans, Alma Palacios et David Geselson, le spectacle est composé de quatre « chants ». Dans les deux premiers, « Elle » et « Lui » reviennent sur une expérience qui a failli coûter la vie à la première, et donc à leur couple. « Elle » avait perdu son souffle. « Il » l’a emmenée aux urgences, où « Elle » a retrouvé son oxygène.

Petits bonheurs et grands malheurs

Avec la même façon délicate de faire circuler la parole entre eux, et de nous la livrer frontalement sans bouger ou presque, les deux comédiens s’emparent ensuite des deux « chants » écrits récemment par Tiago Rodrigues. Transformés par l’épreuve médicale, « Elle » et « Il » racontent la suite de leur amour, où les petits bonheurs et les petites tristesses se vivent à l’ombre des grands malheurs politiques évoqués en une phrase.

L’équilibre entre intime et politique dans Catarina et la beauté de tuer des fascistes est tout autre. Située en 2028 dans le sud du Portugal, où un gouvernement fasciste fraîchement élu projette d’interdire les syndicats grâce à une révision de la Constitution, la pièce se présente comme une fable.

« Qui provoque un incendie interroge l’avenir. Le risque, l’incertitude et l’espoir. Il n’y a pas de maître au changement. Qui allume un feu peut finir brûlé vif », nous dit dans le rôle du narrateur Marco Mendonça – en portugais surtitré – avant de remettre sur ses oreilles le casque audio qu’il ne quittera qu’à de rares occasions pour mettre à distance le rituel de 2 h 30 auquel la pièce nous offre d’assister.

Mêlé à toutes sortes de bavardages, le débat sur la pertinence ou non de la violence en politique n’échappe pas à la facilité.

Ou plutôt la tentative de rituel. Car, cette fois, le meurtre annuel d’un fasciste par un membre de la famille de Catarina Eufémia, assassinée en 1954 à Baleizão pendant la dictature fasciste, n’aura pas lieu. La jeune Catarina (tous les membres de la famille, hommes et femmes, sont nommés ainsi), censée tuer son premier fasciste kidnappé pour l’occasion, refuse après une longue hésitation d’adopter la tradition familiale.

Si l’on retrouve là le souffle de Tiago Rodrigues, le dilemme qui se pose à l’héroïne n’offre pas au spectateur la place que lui laissait Chœur des amants. Mêlé à toutes sortes de bavardages, le débat sur la pertinence ou non de la violence en politique n’échappe pas à la facilité. Il écrase aussi la vie intense du plateau, proche de celle que crée l’improvisation, si bien cultivée par Tiago Rodrigues dans son autre pièce. Et que nous espérons le voir chérir par sa programmation au Festival d’Avignon.

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